
Les débuts du conflit sexuel?
Les clés du paradis perdu.
Préface de Thierry Lodé.
Professeur de biologie évolutive des universités de Rennes et Angers.
Regarder sans voir !
Faut-il chercher derrière les étoiles des raisons de cet étrange manège de notre cécité sociale. C’est bien l’un des plus grands mystères que ce magnifique roman introduit. Il est plus simple de comprendre comment l’évolution a pu faire émerger des corps que d’imaginer comment les comportements humains ont pu ainsi s’engager dans des voies aussi inhumaines.
Au 19e siècle, l’histoire naturelle restait comprise comme une lutte de tous contre tous. Du moins, savait on déjà que chez les animaux sauvages, il n’existe ni riches ni pauvres, sombrant dans le dénuement désespéré des échanges marchands. Car c’est bien dans l’invention de ces marchandises qu’il faut chercher la théorie darwinienne, comme la simple copie des idées dominante. Et cependant, l’évolution est bien davantage une écologie où chacun dépend des autres et les autres de chacun. Dans ces subtils exercices d’équilibres précaires et toujours renouvelés est apparu l’être vivant et son exubérante sexualité. Ici s’est construit, pas à pas, l’inouïe vitalité qui, d’association de cellules en association d’organes, a entraîné, presque imperceptiblement, la vigueur des chairs, de nouvelles espèces, une incroyable diversité. Au sein de cette multiplication d’événements fortuits, l’humain n’est resté encore qu’une simple probabilité, presque invraisemblable, pendant des centaines de millions d’années. Et dans ce paysage merveilleux, des soubresauts de la terre perdue au confins d’un univers toujours vide, il existe pourtant cette lueur fantastique, cette force sublime de la recherche des cœurs.
Le livre de Serge est beaucoup plus qu’un cri dans le silence. Il parle de la supplique d’amour que cette terre a délivré aux êtres vivants pour compléter entre eux, les relations difficiles, mais si extraordinaires qui fondent le vivant.
Prenons garde encore, il faudra bien se démarquer de la désolante apologie de la suffisance marchande. Il faut voir enfin dans le regard de l’orang-outan, dans le chant du rouge queue, dans le cri de la reinette, toute l’extravagante richesse de ceux qui nous accompagnent dans cette hallucinant voyage de notre petite planète. Mais, et il faut aussi prendre ce coup de couteau dans le cœur car, que dire, si demain tous les oiseaux mouraient…

Darwin découvre le contenu du fruit défendu.
C’était hier…
Depuis le vote de la sanction contre sa fille, Ata est submergée par la colère mais un autre sentiment, jusqu’ici inconnu, lui serre aussi la gorge. De mémoire d’humain, c’est la première fois qu’une communauté inflige un châtiment douloureux à l’un de ses membres et cela tombe sur sa petite Eve ! Elle craint qu’il ne s’agisse que du début de ses ennuis. Elle pense même que cette découverte menace toutes les autres femmes voire aussi les autres membres des clans. Elle éprouve le besoin de retrouver son calme pour penser avec lucidité à la situation. Au lever du jour, elle a pris sa décision : elle va recontacter ses dons de shamane en se rendant à la grotte des liens. Elle est âgée et consciente des risques considérables qu’elle prend mais elle doit essayer de percevoir ce qui va advenir. En tentant de comprendre le changement profond qui a touché les membres des clans depuis la funeste découverte de sa fille, peut-être parviendra-t-elle à éviter la catastrophe qu’elle pressent.
Plusieurs lunes plus tôt…
1-Le campement
« Aide moi à courber cette perche pendant que je la lie aux autres, attends, tu peux lâcher !
-Voilà, nous avons fini, il n’y en avait que quelques-unes de pourries, allons chercher les peaux dans la petite grotte. »
Après avoir étendu chaque peau près de son ossature, Ladan et son compagnon commencent à les hisser pour les déployer sur leurs montants. Les tentes montées, ils reprennent leurs va et vient entre la grotte et les tentes, chargés des matelas en herbe tressée.
« Continue, il restera les couvertures en fourrure à distribuer. Je vais chercher le bois sec au fond de la grotte pour préparer le feu, je pense que les autres ne devraient plus tarder. »
Lorsqu’ils arrivent, la nuit les a recouverts de son enveloppe noire. L’installation du campement est rapide car tout était prêt à leur arrivée. Allumés à l’avance, les feux viennent progressivement éclairer la paroi claire de la grande falaise de calcaire qui les surplombe.
Certains s’installent dans les tentes tandis que d’autres embrochent la viande des cerfs tués en fin de matinée ; d’autres encore chauffent l’eau dans des bassines en bois en y ajoutant des pierres qu’ils récupèrent, chaudes, du milieu des brasiers. Cette eau chaude servira à cuire les légumes, les racines et les graines que les cueilleurs et cueilleuses ont récupérées directement sur les plantes ou à l’aide de leurs bâtons à fouir, tout au long du chemin. L’ensemble des personnes chargées de la cueillette connaissant les coins de croissance des différentes espèces végétales ont soigneusement choisi l’itinéraire, à l’issue d’une échange, habituel pour ces décisions. La journée a été particulièrement longue du fait d’un accident survenu en milieu de journée. Une chasseresse, croyant un des cerfs mort, a été surprise par le brusque sursaut d’un grand mâle qui lui a décoché un coup de défense violent à la jambe. Ce contretemps les a empêchés d’arriver avant la nuit à l’endroit prévu pour l’installation du groupe. En dépit des événements de la journée, une atmosphère de douce quiétude règne entre les habitants du clan du cheval, ceci depuis des temps immémoriaux ; quiétude qui va pourtant bientôt disparaître à jamais.
Une odeur appétissante de légumes cuits et de viande grillée s’immisce dans les travées du camp. Eve tourne lentement la broche sur laquelle finit de cuire le grand cerf capturé plus tôt. Elle demande à Ladan : « Est-ce que tu peux me remplacer un moment, j’aimerais aider Amane à soigner Leïta. ». Eve s’intéresse particulièrement aux blessures de chasse, traumatismes, déchirures, plaies voire fractures car c’est elle qui, de plus en plus souvent, intervient dans de telles situations, parfois en urgence et couramment à une distance importante de leur grotte, notamment, lorsqu’ils chassent en groupe restreint.
Amane, la guérisseuse, finit justement d’infuser les plantes après les avoir soigneusement choisies, préparées, dosées, elle en mélange une partie à de l’argile humide. Puis elle ôte le pansement de cuir provisoire tenu par de longs ligaments et nettoie soigneusement la plaie avec sa préparation tiède. Elle y dépose le cataplasme qu’elle vient de préparer avec l’aide d’Eve et emmaillote ce dernier dans une longue bande de peau dont les extrémités sont percées.
« Tiens-moi ce bout-là, plaqué contre le genou, Eve, » tandis qu’elle fait plusieurs fois le tour de la jambe en déroulant sa bande. « Voilà, passe-moi le petit silex pointu, tu vois, je perce assez loin du bord pour éviter que la peau ne se déchire, maintenant la cordelette, voilà, mets ton doigt là, pendant que je serre le nœud ! »
Ces trous permettent aux cordelettes fabriquées à partir de crinière de cheval, de maintenir fermement le pansement autour de la jambe. Une tisane calmante achève les soins. Elles abandonnent alors la blessée qui s’endort déjà aux soins d’Ata, la mère d’Eve.
Le repas commence rapidement, sans les discussions et les divertissements habituels. Certains petits ont accepté d’aider les adultes dans leurs tâches, tandis que d’autres se poursuivent entre les tentes en riant et criant.
A la suite du repas, peu de chants et d’histoires, ce soir-là et Eve s’étend directement sous sa tente, rejointe par Abal qui l’entreprend aussitôt. Ils sont rejoints par Ladan qui partage leurs étreintes et ils s’endorment rapidement tandis que d’autres personnes poursuivent les échanges autour d’eux.
Elle sent un pincement et ouvre les yeux brusquement ; à la faible lumière de la torche, elle reconnaît le visage espiègle de Ladan. Il chuchote : « C’est le moment pour nous ! » Sa face enjouée, éclairée de biais par la lueur de la torche, s’approche tout près et elle sent ses lèvres humides sur sa joue. Il lui saisit les mains et les tirent vers lui pour l’aider à se lever. Encore ensommeillée, elle titube durant deux ou trois enjambées, puis emboîte plus fermement le pas à son compagnon de veille. Ils rejoignent leurs prédécesseurs qui affirment avoir entendu le grognement d’un ours. Ils ravivent les flammes autour du camp et discutent de la meilleure solution pour assurer la garde dans de telles conditions.
Ils se choisissent souvent comme partenaires de garde ou de chasse. Ladan aime particulièrement l’été, quand ils chassent nus, suivre Eve et contempler les muscles qui descendent de ses épaules et dessinent des monts et des vallées sous sa peau cuivrée, cadencés par la marche en un rythme hypnotique. L’hiver, lorsqu’ils sont habillés, il est difficile de reconnaître une femme d’un homme du clan car ils partagent les mêmes tailles et les mêmes corpulences.
La discussion aboutit à la décision de se déplacer vers l’endroit où le bruit était signalé. La lance fermement tenue près de l’épaule, ils avancent prudemment, le bruit de leurs pas étouffés par leurs chaussons de peau. Après avoir cheminé quelques temps, ils se détendent et décident d’explorer le reste du périmètre, torche éteinte. Soudain Ladan s’immobilise et Eve se porte rapidement à son niveau. Deux sangliers sont occupés à fourrager le sol à la recherche de nourriture. Un dialogue par geste leur permet de se coordonner et de décider d’en tuer deux. Elle lui indique celui qu’elle a choisi. Ils bandent leurs muscles et tirent en même temps. Le sanglier touché par Eve tombe, foudroyé. Celui visé par Ladan leur fait face, seulement blessé et rendu furieux par la douleur et l’angoisse. Il les charge brusquement les obligeant à sauter sur le côté. Eve saisit son poignard en pierre et plonge en l’enfonçant dans le flanc gauche de l’animal. Ce dernier s’affaisse, le cœur transpercé.
Ladan a crié un « non » vibrant, l’action lui paraissant dangereuse. « Il fallait le laisser partir, c’est trop dangereux, il serait tombé après quelques pas ». D’une grimace, imitant Fallah la nourrice lorsqu’elle gronde les enfants, elle désarme son irritation. Il se dit qu’effectivement, son inquiétude n’est pas fondée, les réflexes de sa compagne lui ont permis d’éviter l’animal et son corps musclé lui sert de carapace. A la lueur de la lune, il voit cependant un bleu marquer le dessin de ses abdominaux, mais elle ne semble pas le sentir. Le choc a pourtant été rude sur le sol caillouteux. Le danger maintenant passé, il se dit qu’à la chasse, elle est souple et acérée comme un prédateur, alors que le reste du temps, elle est attentive et douce comme un herbivore.
Tandis que Ladan rejoint le campement, Eve entrave les pattes des animaux à l’aide de cordelettes qu’elle porte en guise de ceinture. Elle vient juste de finir lorsqu’il se présente avec deux pieux ayant servi de broche. Ils y accrochent les sangliers ; elle s’accroupit et d’un brusque coup de rein, poussant fortement sur ses cuisses, soulève l’avant d’un des sangliers tout en poussant un « han » pour que Ladan synchronise son geste. Ils transportent ensuite l’animal suspendu à son pieux jusqu’au camp. Lorsque la deuxième bête est déposée près d’un des feux, ils commencent à détacher sa peau à l’aide de leurs couteaux et outils de pierre. Le travail est déjà bien entamé quand ils sont relevés de leur poste de veille. Le matin, au réveil, ils constatent que les sangliers sont en morceaux, prêts à être transportés.
2- La grotte
Chaque membre de la communauté commence très jeune à se mêler aux activités : la chasse, la cueillette et la pêche, la préparation et la conservation de la nourriture, le tannage, la couture des peaux et des fourrures, le montage des tentes, l’exécution des outils en pierre et en os, la confection des colliers, des bracelets et des parures , la peinture des corps et des parois, la création des tambours et des flûtes, la fabrication des paniers et des bassines et bien d’autres activités. Ils choisissent ainsi peu à peu ce qui les attire.
Tous les membres contribuent à la vie communautaire mais certains connaissent et pratiquent plus spécifiquement certaines activités. Les enfants sont laissés libres de s’y associer et les adultes transforment pour eux le travail en jeu, n’hésitant pas à ralentir pour les amuser et les motiver. Les enfants jouissent d’une grande liberté, la seule intransigeance des adultes consiste à préserver leur sécurité.
Ils continuent la chasse en hiver, lorsque le temps le permet afin de manger de la viande fraîche et d’éviter d’épuiser leurs réserves de nourriture. Ces courtes expéditions suffisent à faire la jonction avec le printemps qui va permettre l’autosuffisance quotidienne. L’été et l’automne reconstitueront largement les réserves pour la saison suivante.
Les hivers et début de printemps sont des saisons durant lesquelles les activités de survie sont très limitées et procurent à tous beaucoup de temps libre. Certains s’occupent à confectionner ou à réparer le matériel de chasse ou de pêche tandis que d’autres fabriquent des objets fonctionnels ou de décoration pour l’habitat, d’autres encore s’occupent du soin et de la décoration des corps. Les repas, pris en commun sont des prétextes à de nombreuses fêtes. Les histoires, les jeux, les chants, la musique et les danses distraient enfants et adultes, les nombreux échanges hétéros et homosexuels permettent également de partager les plaisirs.
Ils vivent l’hiver dans un abri sous roche percé dans une paroi calcaire, paroi dessinée durant des millénaires par la rivière qui coule, maintenant, au fond de la vallée.
Son ouverture au sud les préserve du vent glacial qui descend des grandes plaines herbeuses du nord, plaines où se rendent les troupeaux au printemps et qui se terminent par une grande barrière glacée. Certains sont déjà montés jusqu’à cet endroit impressionnant pour chasser le mammouth. Trois ou quatre chasseurs, parmi les plus aguerris y participent et ramènent ainsi une viande succulente, de la graisse pour l’éclairage des lampes et la fabrication du savon, en mélange avec de la cendre. Eve, subjuguée par les récits des chasseurs de ces gros gibiers, rêve d’y participer et d’aller tendre des pièges tout près de cette immense barrière blanche.
Les enfants en bas âge restent avec leurs mères jusqu’au sevrage. Vers trois ou quatre saisons complètes, l’enfant ne dort plus avec sa mère mais autour du foyer des enfants. Tous les adultes du clan en ont la charge et en assure la sécurité, même si certains hommes et femmes s’y consacrent plus particulièrement. La relation avec la mère reste un peu particulière, mais l’enfant se sent chez lui dans n’importe quel endroit du clan.
3- Amoureux
Une saison s’est écoulée depuis qu’Eve s’est sentie attirée par Abal, ils passaient tout leur temps ensemble et toutes les activités étaient prétextes à se retrouver. Ils ont le même nombre de saisons de vie, il est un peu plus petit qu’elle et moins développé physiquement. Elle aime la douceur de son regard, son rire clair, sa curiosité et lui, le mélange de traits enfantins et de comportements d’adulte réfléchi. Ils s’étreignaient très souvent et leurs jeux sexuels avaient presque été exclusif, à l’exception des étreintes aux autres partenaires lorsqu’ils les sollicitaient, et, pour Eve, la relation avec Ladan qui restait particulière: elle était attirée par son long corps musclé, la maîtrise et l’élégance de ses mouvements, sa maturité, son beau visage éclairé par ses yeux bleus transparents. Elle s’étonnait avec lui : « C’est bizarre, tu ne trouves pas, on se retrouve à tous les premiers quartiers de lune. Je me sens, juste à ces moment-là, irrésistiblement attiré. Le plaisir que tu me donnes est si intense, aucun autre n’arrive à m’en donner autant, même pas Abal quand nous venions de commencer notre relation et que nous étions toujours collés l’un à l’autre». Elle s’apercevait d’ailleurs que les moments de complicité intense qu’elle avait partagés avec ce dernier tendaient à se distendre. Ils passaient moins de temps ensemble et il leur arrivait même d’être à l’initiative de plaisirs charnels avec d’autres hommes ou femmes.
Les morceaux des deux sangliers qu’ils avaient chassés cette nuit, partagés dans les paniers et les tentes démontées, ils entament leur marche vers leur piège à chevaux. Vers la mi-temps du jour, ils aperçoivent les fumerolles émanant des sources chaudes qui les avaient amenés à dévier du plus court chemin.
« A l’eau » s’exclame Eve. Certains d’entre eux se sont éloignés du groupe afin de cueillir des plants de saponaire. Ils déposent ces herbes près du bord des bassins. Chacun se déshabille et plonge dans l’eau chaude, sa plante à la main, arrose son voisin, le masse, le frotte ; beaucoup prolonge ces jeux en caresses et échanges sexuels.
4– La chasse aux chevaux
Après deux jours de marche, ils atteignent un endroit étrange où la rivière disparaît sous la roche et où les deux parois se rapprochent jusqu’à former une voûte au-dessus d’eux. Ils reconnaissent leur piège à chevaux qui semble presque intact depuis la saison passée. Il s’agit d’une palissade fabriquée à l’aide de rondins de bois et de longues branches formant un couloir qui se prolonge par une sorte d’enclos naturel qu’ils vont, comme chaque année, barrer de long rondins à son extrémité.
A la nuit tombée, la lune se met à éclairer presque comme en plein jour. Le ciel est dégagé et la planète montre sa face entière. Les feux grillent de la viande embrochée depuis le milieu de l’après-midi. Les cuiseurs de légumes et de racines ont récolté, choisi, épluché et maintenu l’eau de cuisson chaude et des odeurs de cuisine parfument l’atmosphère.
Ashan, le shaman sort de sa tente, le corps recouvert d’une fourrure de cheval bicolore et commence la cérémonie de préparation à la chasse aux chevaux.
Le lendemain matin, ils se mettent en chemin après un repas léger. Les activités nocturnes transparaissent sur de nombreux visages aux traits tirés. La marche et l’excitation de la traque des chevaux parviennent à faire oublier la fatigue. C’est l’époque de l’année à laquelle les herbivores se replient en troupeaux denses vers des zones aux climats tempérés après avoir brouté toute la saison dans les grandes plaines herbeuses du nord.
Des groupes se forment pour explorer les différents chemins possibles que pourraient emprunter les chevaux. En milieu de matinée, un son grave et long, ressemblant à un barrissement retentit. Il s’agit du signal indiquant que l’un des groupes a repéré un troupeau. Le son de la corne indique la direction vers laquelle chaque chasseur des autres groupes doit se diriger.
Les chevaux discrètement encerclés, les chasseurs allument des torches au sein desquelles se consume de l’herbe fraîche produisant beaucoup de fumée. Cette fumée épaisse ne tarde pas à effrayer les animaux qui s’orientent vers le piège. Lorsque le dernier cheval s’y engouffre, deux hommes referment la nasse à l’aide de longs troncs d’arbres. Des hennissements de peurs envahissent l’enclos. Les chasseurs choisissent les chevaux qu’ils vont abattre et les deux poulains qu’ils garderont pour les représenter lors de la fête des clans. « Regarde, le jeune étalon à longue crinière et au pelage bicolore gris clair et noir, il est tellement différent des autres et là, la pouliche au pelage jaune sable, qu’en pensez-vous ? » Chacun lève le bras pour dire son accord. Du haut des barricades, les lances volent et atteignent le flanc des chevaux qui s’écroulent. Les survivants courent en tous sens et se bousculent brutalement. Deux hommes lancent des cordes qui enserrent le cou des deux poulains choisis. Plusieurs chasseurs tirent sur les deux cordes jusqu’à ce que les deux jeunes chevaux soient plaqués contre la barricade. Les chevaux sans vie, au nombre des doigts d’un homme, gisent au sol. Les deux prisonniers hennissent et tentent de se défaire de leurs liens mais les hommes les ont maintenant solidement attachés.
Les troncs d’arbres qui avaient servi à refermer le piège sont ôtés. Instantanément, les chevaux survivants, au comble de la peur s’engouffrent dans la brèche, se bousculant et se mordant pour échapper au plus vite au piège mortel. Le bruit de la galopade et les hennissements s’atténuent progressivement. Les hommes masquent la vue des deux poulains tandis qu’ils commencent à découper soigneusement leurs congénères morts. Là encore, tout va servir, des os aux sabots en passant par la viande et l’ensemble des abats. Une partie de la viande sera transportée puis enterrée profondément jusqu’au permafrost. Entreposée entre des fourrures, elle sera ainsi conservée par le froid de la terre et servira de réserve d’hiver. Tandis qu’une partie des membres font la navette, chargés de lourds paniers qu’ils portent sanglés sur le dos et les épaules, d’autres ont allumé des feux qui sèchent, en les enfumant, des tranches de viandes embrochées sur de fines branches. Fumées, elles se conserveront et étant ainsi beaucoup moins lourdes à transporter, serviront lors des déplacements du clan. Des galettes de graines pilées, mélangés à de la graisse et des herbes compléteront les repas des chasseurs et des cueilleurs ; des fruits séchés finiront de caler les estomacs affamés par les longues marches.
5– Les poulains
Les chevaux morts disparus de l’enclos, les deux prisonniers sont libérés d’une partie de leurs liens. Une longe permet cependant à Eve et Abal de les maintenir : ils décrivent des demi-cercles, en piaffant autour des troncs qui les retiennent. Au galop affolé a succédé le trot, puis la marche. Ils finissent par s’arrêter et commencent au bout d’un moment, lorsque leurs souffles se calment à paître l’herbe dans le périmètre de leurs longes. Au bout d’un moment, ils se mettent à boire dans une bassine pleine d’eau.
La femelle arbore une robe jaune sable, des pattes noires aux extrémités ainsi qu’une longue crinière sombre. Le mâle est également bicolore, mais le gris de sa robe est parsemé de grosses tâches noires sur l’ensemble de son corps. Ils sont tous les deux de la taille d’un grand enfant, ont un corps très musclé et compact, une encolure puissante et une grosse tête. Leurs grands yeux affolés et leurs robes trempées traduisent l’intense effroi qu’ils viennent de traverser, mais ces yeux ne lancent plus les étincelles de peur qui y brillaient quelques temps plus tôt. La fatigue et les attitudes calmes d’Eve et d’Abal les apaisent doucement. Durant tout l’automne et l’hiver suivant, les habitants de la grotte se relaieront pour les surveiller.
Au début du printemps, ils s’apprêtent à quitter leurs grottes pour le grand rassemblement des clans amis lorsqu’un messager du clan du loup, clan qui doit recevoir tous les autres cette saison, vient leur annoncer « Une maladie a tué chez nous ». Il montre tous les doigts d’une main. « Nous sommes trop tristes pour vous recevoir cette saison, nous n’avons plus l’énergie pour organiser le rassemblement.
-Comment c’est arrivé, qui est mort ? demandent, affligés, les membres du clan du cheval.
Il cite les noms, ce qui déclenche les cris et les pleurs des personnes qui y sont les plus attachés.
-On ne sait pas pourquoi ils sont morts. Ils sont devenus brûlants et aucune préparation de nos guérisseuses n’a réussi à les sauver. Notre shaman a réussi à contacter l’esprit des ancêtres pour qu’il nous protège mais l’esprit a refusé en répondant que nos clans ne mériteraient plus sa protection.
-Vous savez pourquoi ?
-Non, car il ne répond plus et nous sommes tous très inquiets car d’autres membres aussi ont été malades et sont encore faibles, mais ils se remettent. »
Une cérémonie de deuil est organisée puis un groupe accompagne le messager et chasse en route pour aider le clan du loup à reconstituer ses réserves. La grande fête du solstice est repoussée à l’année suivante. Les deux poulains destinés par leur sacrifice à protéger le clan dont ils sont l’animal totem devront donc passer toute une saison de plus avant d’être immolés.
Ce retard fortuit déclenchera, plus tard, les événements qui transformeront les relations d’amitiés généralisées en rapports dont la bienveillance sincère ne sera plus réservée qu’à un cercle restreint de personnes.
Eve et Abal continuent à s’occuper plus spécifiquement des équidés. Eve n’est pas devenue l’un des meilleurs chasseurs du clan par le fait unique de ses qualités physiques mais également par sa connaissance du comportement des animaux qu’ils chassent. Toute petite, elle restait observer durant des heures une fourmilière, une araignée, une abeille et tous les petits animaux qui vivaient dans le périmètre que les adultes lui permettaient d’explorer. Après quelques années, son périmètre de sécurité s’était étendu et celui de ses observations avec. Des lapins, renards, loutres et autres animaux à poils et à plumes, elle connaissait toutes les habitudes, les comportements de chasse, de cueillettes ou de nourrissage, d’élevage des petits, de défense des territoires.
6- Reproduction
Au milieu du printemps, le comportement des deux poulains se met soudain à changer. Lorsqu’ils se retrouvent sans leur longe, dans leur enclos, Tacheté se met à mordiller l’encolure de Sable, à la serrer contre les barrières, à lui renifler l’arrière train. Sable, réticente au début, se laisse maintenant approcher et présente même sa croupe à son partenaire. Tacheté, son impressionnant sexe brandi, monte sur le postérieur de Sable. Juché sur son arrière train, ses pattes avant de part et d’autre du dos de sa partenaire, il l’introduit, tandis que celle-ci reste stoïque sous ses assauts. Eve est subjuguée par le comportement des deux chevaux. Elle a déjà assisté, chez d’autres animaux à ce type d’échange mais celui-ci s’avère particulièrement spectaculaire. Elle n’a jamais vu de si gros animaux s’étreindre de cette façon. Axal, malgré son jeune âge a les mêmes curiosités qu’Eve et la suit souvent lors de ces observations. « Qu’est-ce qu’ils font, à quoi ça sert ?
-Je ne sais pas. J’ai remarqué que les actes des animaux ont presque toujours une fonction mais là, je n’arrive pas à comprendre à quoi ça sert, ça me fait penser à nos échanges entre humains. Je pense que ça doit être comme nous, pour le plaisir.
-Pourquoi il la mordait alors, j’ai l’impression qu’il voulait lui faire du mal, vous faites ça aussi ? La question d’Axal la fait rire.
-Souvent on apprécie quand c’est intense mais je ne pense pas qu’on aime vraiment faire mal, mais si tu veux, on va voir comment font les autres animaux ». Le côté agressif qui n’existe pas ou presque pas chez les humains lui revint souvent à l’esprit dans les semaines qui suivirent. Ils se mirent donc à observer d’autres animaux et constatèrent que si l’étreinte finale était semblable chez de nombreux animaux, les approches étaient très différentes. « Pourquoi ils ne recommencent pas, comme vous ? »
Un matin, ils tombent sur un faisan aux plumes bariolées. Tout à coup, il se met à battre des ailes et à gonfler ses plumes colorées. Il saute soudain en l’air et atterrit tout prêt d’un congénère qui arbore le même plumage et les mêmes comportements de combat. Après un duel emplumé et spectaculaire, l’un des belligérants s’éloignent tandis que le vainqueur grimpe sur le dos d’une poule faisane que les deux humains viennent juste d’apercevoir tellement elle se confond avec les feuilles mortes du sous-bois. L’échange vient juste de s’achever lorsqu’une flèche rousse fond sur l’oiseau coloré, le renard saute et enfonce ses dents pointues dans le cou du faisan qui cesse très rapidement de battre des ailes tandis que la faisane s’envole précipitamment laissant Axal interloqué : « Tu as vu, il était tellement occupé qu’il n’a pas vu le renard alors que d’habitude les faisans fuient au moindre bruit ou dès que quelque chose bouge ! Et tu sais pourquoi ils sont si différents le mâle et la femelle alors que d’autres oiseaux sont pareils ? Et pourquoi ils se battent comme ça pour monter sur les femelles, ils ne partagent même pas ? »
Les questions d’Axal la laisse perplexe : Il lui était arrivé, auparavant, de voir des animaux se battre pour pouvoir manger. Elle comprenait ce réflexe qui pouvait, surtout chez les plus jeunes et les plus vieux des animaux, éviter la mort. Ressentaient-ils un besoin aussi impérieux pour un simple moment de plaisir, même intense, au point même de les mettre en danger d’être surpris et dévoré.
Quelques semaines plus tard, ils remarquent également que certains oiseaux couvent. « Regarde, Eve, là, le mâle a disparu mais regarde ici, dans ce nid-là, ils emmènent tous les deux à manger aux petits, pourquoi ?
-Je n’en sais rien Axal.
-J’ai vu aussi que les grands, quand ils jouent aux plaisirs, les garçons, on dirait qu’ils font pipi, tu ne trouves pas ça dégoûtant ?
-Décidément, tu vois tout, sourit Eve.
-C’était pareil avec les chevaux !
Un soir, en rentrant, au début d’une nuit de pleine lune, Eve et Axal sont attirés par un tintamarre. En longeant une mare, ils voient une multitude de crapauds qui s’en approchent, le cou des mâles se gonflant et se dégonflant au son de leurs coassements. Aux abords de l’étang, ils observent des femelles avançant péniblement vers l’eau car elles portent sur le dos un passager mâle plus gros qu’elles. Dans la mare, ils remarquent une activité frénétique. Des mâles copulent avec des femelles, tandis que d’autres mâles copulent avec le mâle copulant déjà. La scène est, par l’énergie qui s’y déploie, impressionnante. Elle se dit que, pour l’instant, c’est ce qui ressemble le plus aux activités humaines car, malgré toute l’énergie, elle n’y voit pas de gestes agressifs.
Ils reviennent ensuite régulièrement à la mare et y voient, un jour, les mâles occupés à aider les femelles à sortir un ruban gluant de leurs abdomens. Quelques jours plus tard, ils remarquent une multitude de points noirs dans ces amas gluants. Un peu plus tard, ces points noirs se mettent à s’agiter et à nager dans l’étang grâce à une queue qu’elle n’avait pas remarqué jusque-là. Les têtards grossissent et ils observent que, petit à petit, se développent quatre pattes qui les font tout d’un coup rassembler à des petits crapauds. Cet enchaînement d’événements aquatiques, sur lesquels ils étaient tombés par hasard, provoque à nouveau les réflexions d’Axal : « Tu as vu, c’est les plaisirs qui créer les petits.»
Eve rit.
« Pourquoi tu ris ? Tu as vu que c’est après les plaisirs que les crapauds sont nés, c’était pareil chez les oiseaux et tu verras pour les chevaux. » Eve a arrêté de rire.
– Cela ne peut pas être comme ça, ça n’est quand même pas les plaisirs qui créés les petits ? » Réfléchit-elle tout haut. En rentrant, elle prend le temps de se remémorer l’ensemble de leurs observations et cette réflexion lui fait prendre conscience que l’idée d’Axal paraît logique : la copulation a quelque chose à voir avec la naissance des petits. Même si cela se produit plus tard, il y a un lien ; elle se dit même, en creusant ses souvenirs, que le temps séparant les deux doit dépendre de la taille des animaux.
« Axal, tu vois un tas de choses avec tes yeux neufs, je m’en aperçois maintenant, que je regardais sans voir. J’observais le monde comme on m’a appris à le regarder alors que toi tu le vois comme il est. »
Eve poursuit ses activités et notamment les soins aux deux chevaux qui seront sacrifiés à la fête du solstice. Elle réussit maintenant à les approcher et, progressivement, les caresser sans qu’ils tentent de s’enfuir. Ils viennent même maintenant tout auprès d’eux et restent dans cette proximité tant qu’ils ne sont pas caressés. Eve et Abal se sont mis à aimer leurs présences et ressentent le besoin de venir les flatter et leur parler en rentrant de l’activité qu’ils viennent de pratiquer lorsque certains jours, d’autres membres du clan s’en occupe.
7- Naissance
Au sortir de la période froide, Eve remarque que le ventre de sable devient de plus en plus gros. Elle s’en inquiète, au début, car des humains sont déjà morts après que leurs ventres se soient mis à grossir de cette façon. Au bout de quelques jours, elle s’aperçoit que la jument continue à manger, dormir, boire et bouger normalement. Elle fait alors le rapprochement avec les gros ventres des femmes enceintes et se dit qu’un petit cheval naîtra à un moment. Alors que la communauté commence à préparer son déplacement pour se rendre à la fête des clans qui n’a pu avoir lieu la saison précédente, un matin, Eve découvre un poulain, déjà debout, près de sa mère.
Elle s’est attachée, comme Abal, aux deux chevaux et voit approcher la date de leurs sacrifices avec tristesse. Cette tristesse se transforme en mélancolie les jours qui suivent la naissance du poulain. Il se laisse facilement approcher et caresser, il montre des signes de joie lorsque Eve ou Abal s’approchent. En plus du lait de sa mère, il vient lécher les plats qui contiennent encore de la bouillie de céréales. Les autres se lient aussi à cet animal si peu farouche dont certains comportements s’apparentent à ceux des enfants.
Eve a remarqué les traits communs du poulain avec Tacheté, il porte la même robe et le même type de tâches que l’étalon. Elle revoit l’étreinte des deux équidés qui l’avait tant marqué des lunes plus tôt. Elle fait soudain le lien avec la ressemblance qui existe entre certains enfants et certains membres du clan. Pour les enfants, cette ressemblance était jusqu’ici attribuée au fait que l’esprit des ancêtres morts revenait sur terre dans les corps des nouveaux nés, de générations en générations. Là, le lien de paternité lui saute aux yeux et elle fait le tour des membres du clan pour réfléchir à qui ressemble à qui.
8- Révélation
Elle s’en ouvre un soir à Ata, sa mère :
« Maman, j’ai observé beaucoup d’animaux ces derniers temps et j’ai remarqué que, contrairement à ce que nous croyions jusqu’à maintenant, ce sont les plaisirs qui font naître les bébés.
-Qu’est-ce que tu racontes ? Comment est-ce que des bébés pourraient naître d’un plaisir et faire si mal en arrivant, non, ça n’est pas possible ! Je crois que tu ferais bien de te concentrer sur la préparation de la fête avec les chevaux plutôt que de perdre ton temps à penser à des choses stupides ! »
L’incrédulité, voire l’hostilité de sa mère la peine car c’est la première fois qu’elle est rabrouée de la sorte.
Étonnée et un peu vexée, elle se dit que cela percute trop brutalement sa manière de voir le monde et que petit à petit, elle y réfléchira et en viendra sûrement à penser comme elle. La mère d’Eve ressemble en cela aux autres membres du clan qui n’aiment pas les changements. La stabilité représente pour eux la sécurité et la possibilité d’envisager l’avenir avec sérénité. Pour cette raison, la moindre modification est discutée par tous et elle n’est acceptée qu’au bout d’une réflexion qui a pesé avantages et inconvénients probables. Si chaque membre pense du bien de la nouvelle idée, chacun changera sa manière de voir pour s’y adapter. Si des nuisances sont suspectées, ces idées sont abandonnées mêmes si elles semblent pouvoir amener des bienfaits pour certains de ses membres.
Après de longues préparations pour la fête des clans, notamment les cadeaux qu’ils vont offrir aux autres, tous se mettent en marche à l’exception des malades et des personnes qui s’en occuperont durant les trois lunes de leur absence.
La distance avec le lieu du rassemblement est grande et ils devront marcher plusieurs jours, lourdement chargés des cadeaux et des objets qu’ils vont échanger avec les autres clans. Les jeunes tout justes sortis de l’enfance sont particulièrement excités car ils vont se faire de nouveaux amis, connaître leurs premiers émois sexuels et peut-être de cœur. Certains partiront même avec un autre clan si le lien avec un ou plusieurs autres jeunes se révèle assez fort.
Lors d’un campement, Eve, plutôt que d’aller retrouver, comme d’habitude, ses compagnons de cœur ou de sexe, recherche sa mère. L’hostilité qu’elle a ressentie de sa part lorsqu’elle lui a dévoilé ses nouvelles idées, inspirées par Axal sur le lien de paternité, l’intrigue. Elle veut connaître l’origine de ce sentiment tellement rare dans leur communauté, surtout émanant de sa mère.
« J’ai été étonnée de ta réaction lorsque je t’ai parlé de mes observations sur les animaux et des conclusions auxquelles nous étions arrivés » commence-t-elle.
Ata prends un long temps avant de répondre à sa fille. « J’essaye de rechercher ce qui, en moi, alimente cette crainte, je suis incapable de te l’expliquer. C’est quelque chose que je ressens, sans doute que ce sont toutes mes expériences, ce que je connais de notre clan, des autres, de ce que nous croyons jusqu’ici qui guident mon pressentiment. Je ne sais pas pourquoi mais j’ai l’impression que de savoir qui est le père des enfants risque de changer les gens et je crains que ça ne soit pas en bien. Regarde autour de toi, nous avons tout ce qui nous faut, chacun se sent bien, nous craignons juste la maladie ou un accident. Même quand nous vieillissons ou que nous sommes victimes d’un accident et que nous ne pouvons plus rien faire, nous continuons à être les mêmes pour les autres et la vie reste douce, sauf quand nous avons mal. Quand nous quittons la terre pour le pays des ancêtres, nous pensons revenir un jour dans le corps d’un des enfants à naître. Nous n’avons peur que du bruit du ciel ou des animaux dangereux, mais ce sont des peurs passagères. Nous pouvons faire tout ce que nous voulons sauf, naturellement, ce qui va gêner les autres. J’ai l’impression que tout cela peut changer. Maintenant, ce que tu as en tête, tu le diras aux autres comme nous le faisons d’habitude, c’est tout le monde qui décidera ce que nous en faisons mais j’aurais préféré que tu n’aies pas eu ces idées, mais je ne sais toujours pas bien pourquoi. »
Eve se fait la réflexion que les sentiments de sa mère ont évolués depuis le jour où elles ont échangé pour la première fois sur le sujet. De l’incrédulité et d’une certaine forme d’hostilité, elle s’est mise à y croire et à le craindre. Ce constat n’est pas de nature à la rassurer. Elle se met à douter, non de la pertinence de ses conclusions, mais du bienfait potentiel qu’elles peuvent apporter. S’il n’avait pas été dans la tradition d’échanger sur tout ce qui nous préoccupe au sein des clans, elle aurait bien gardé ces idées pour elle. Malgré ses doutes, elle ne peut se retenir d’interroger sa mère : « Est-ce que tu sais qui était celui avec qui tu m’as conçue ? »
Ata sourit et paraît se perdre dans ses pensées. « J’y ai déjà réfléchi, malgré moi, depuis notre conversation là-dessus. Je ne peux être sûre de rien, tu sais que nous changeons facilement de partenaires, particulièrement à cet âge-là. Je sais pourtant qu’à cette époque, je n’étais intéressée que par Rahal, nous ne nous quittions presque jamais, j’étais sollicité par d’autres garçons et, bien sûr je répondais à leurs demandes mais j’avais toujours très hâte de recommencer tout de suite après avec lui. Lorsque tu étais toute petite, il était tout le temps avec nous, il te portait souvent dans sa fourrure et nous allions à la chasse aux petits gibiers ensemble. Je n’avais qu’à t’allaiter, il reprenait le relais surtout, tout au début, lorsque tu pleurais quand il t’arrivait d’avoir mal au ventre. Comme tous les bébés de nos clans, tu étais calme et souriante, mais déjà tes yeux regardaient tout autour et tu avais souvent un air intrigué qui faisait sourire les adultes. Jusqu’à ta troisième saison, nous étions ensemble, il jouait avec toi, tu étais presque en permanence juchée sur ses épaules. Puis nous avons commencé à avoir des envies différentes, je sollicitais d’autres hommes et lui d’autres femmes et je me suis attachée à un autre tandis que Rahal a changé de clan pour suivre une autre femme à laquelle il s’était lié de son côté. Nous nous revoyons toujours aux rassemblements et nous aimons toujours les relations physiques, mêmes si elles sont maintenant beaucoup plus calmes. Depuis, comme tu l’as vu, je me suis liée à d’autres hommes et j’ai eu Axal.
– Et tu penses que c’est grâce à lui que je suis née ?
– En y réfléchissant, je me suis aperçue que tu avais les mêmes lèvres que Rahal, la même forme de bouche et surtout le même regard. Ton corps musclé, je pense aussi qu’il ressemble au sien. C’est étrange, jusqu’à présent les anciens du clan avaient vu en toi la réapparition sur terre de Malaï, qui était morte depuis plus de tous les doigts d’une main de saisons froides. Ça change complètement la manière dont je te vois. Je suis inquiète parce que je ne sais pas ce que vont penser les anciens, mais aussi tous les hommes et les femmes des clans. Si nous savons avec qui nous faisons les enfants, est-ce que ça va changer quelque chose entre nous? Est-ce que nous n’aurons pas envie de choisir et de ne plus avoir de relations sexuelles avec certains hommes parce que nous n’avons pas envie d’avoir d’enfants avec eux. Nous risquons d’avoir peur que les enfants ressemblent au père ou d’en avoir, au contraire très envie s’il est beau, grand et fort. Jusqu’à maintenant, il était très rare de refuser ça à quelqu’un, même si ça n’était pas toujours vraiment un plaisir, ça n’avait pas d’importance, mais maintenant ? »
9- Rassemblement
Après plusieurs jours de marche, ils arrivent sur un grand terrain plat hérissé de tentes abrité par une grande falaise calcaire. Beaucoup de clans se sont déjà installés. Le nombre de tentes et de personnes impressionne les jeunes qui n’ont jamais assisté à un tel rassemblement. Les retrouvailles ou les nouvelles rencontres sont chaleureuses et enjouées, certaines mêmes très démonstratives. Beaucoup attendaient avec beaucoup d’impatience ces rencontres et elles peuvent être explosives ou simplement très tendres suivant les âges et les tempéraments.
Le clan du cheval s’installe près de celui du loup, comme d’habitude. C’est avec ce clan que les échanges ont été les plus nombreux ces dernières années et les proches ont à se raconter de ce qui est arrivé dans leur vie les saisons passées. Tandis que certains membres installent le campement, d’autres dont Eve et Abal, vont rechercher l’endroit propice à protéger les chevaux avant leurs sacrifices. L’approche de cette échéance l’attriste de plus en plus, elle s’est attachée aux animaux pour s’en être occupée, souvent et longtemps, du fait du report accidentel du rassemblement inter clans. Elle sait ce sacrifice indispensable pour son clan car les chevaux sacrifiés deviendront leurs messagers auprès du monde des morts et assureront ainsi leur protection. Ils les prieront d’intervenir pour les protéger avant chaque chasse dangereuse ou lorsqu’un événement inquiétant se produira. Leur sacrifice les transformera en dieu protecteur du clan. Il en sera de même pour tous les clans qui ont amené avec eux leurs animaux totems.
Le sort du poulain n’est pas encore arrêté. Il a suivi ses parents durant leur longue marche sans jamais rester en arrière. Il tète toujours sa mère mais s’est également habitué à venir lécher la bouillie dans les plats. Eve se demande s’il survivra à la mort de sa mère et s’il pourra revenir avec eux, car tous les membres du clan se sont accoutumés à sa présence quotidienne parmi eux. Il passe plus de temps à suivre les enfants qu’en compagnie de ses parents animaux. Elle a même vu certains enfants monter sur son dos et s’amuser à rester le plus longtemps possible dans cette position même quand le poulain se met à courir. Eux aussi seront très peinés de la mort du petit cheval, ils ne pourront sûrement pas le manger. Peut-être le clan acceptera-t-il de le laisser vivre, mais alors survivra-il tout seul dans la nature ? Eve décide donc de tenter de le faire accepter au sein du clan et de proposer son retour avec eux. Elle s’occupera de récolter les graines et les longues herbes sèches pour qu’il puisse passer la saison froide sans avoir faim.
Ce soir-là, l’ensemble des clans n’étant pas encore arrivés, ils dînent avec le clan du loup, et jusqu’à tard dans la nuit se racontent les nouvelles, chantent, boivent les boissons fermentées et dansent. Pratiquement tout le monde, même les anciens ont des échanges sexuels. Les jeunes échangent beaucoup, y compris au travers d’échanges homosexuels pour se découvrir ou se retrouver. Petit à petit, la nuit devient silencieuse et seuls les guetteurs veillent jusqu’au matin.
Ils apprennent que le retard accidentel du rassemblement n’a pas eu de conséquences inattendues que pour eux. Le clan du loup avait lui aussi capturé un couple de cette espèce pour le sacrifice rituel. Là également, ils se sont habitués aux animaux et, à force de se côtoyer et d’être nourris, l’agressivité a beaucoup diminuée, les hommes et les loups commençants à comprendre leurs intentions et leurs émotions à travers leurs postures et leurs mouvements. Une portée est même née, peu après la capture. Les louveteaux étaient à la naissance au nombre de tous les doigts d’une main mais il n’en reste plus que deux. Là aussi, les enfants se sont beaucoup amusés avec ces petites boules de poils soyeux qui, grandissant, les prennent sûrement pour des membres de leur meute et les suivent dans leurs jeux. Le même dilemme se pose pour eux à l’issue du sacrifice de la mère. Les jeunes loups ont suffisamment grandi pour, qu’après avoir tété, puis mangé de la viande régurgitée par les adultes, ils se nourrissent directement de viande et de bouillie que leur apporte les enfants du clan.
Les enfants jouent souvent aux chasseurs et ils se sont aperçus que les jeunes loups les aident à repérer des proies et à les faire sortir de leurs terriers. A ces occasions un louveteau est mort et deux autres se sont perdus ou enfuis. Les loups hurlent également, la nuit, lorsqu’un animal approche du camp, alors qu’aucun humain ne l’avait entendu approcher. Le couple de loups sera sacrifié mais le clan a déjà le cœur qui saigne à l’idée d’enlever leur mère aux louveteaux.
Les jours qui suivent, les échanges de tous ordres se multiplient, échanges de colliers, de bracelets, de parements d’oreilles, de pigments pour peindre le corps, d’armes et bien d’autres objets qui existent à proximité de certains clans alors qu’ils sont absents ou qu’ils ne sont pas fabriqués ailleurs. Les jeunes vont chasser, jouer, pêcher, découvrir les environs, se découvrir sexuellement et amicalement. Des relations amoureuses apparaissent et les jeunes épris vont vivre dans leurs possibles futurs clans afin de voir si ces relations s’avèrent assez solides pour atteindre la fin de la concentration.
Tous les clans, même les plus éloignés sont à présent installés. Les rituels, clan par clan, vont commencer. Chacun aura sa soirée et sa nuit pour sacrifier son animal totem et le transformer ainsi en protecteur. Cela va durer tous les doigts des deux mains, jusqu’ à la soirée du solstice d’été. Dès ce soir, le clan du mégacéros débutera les rites.
Ses membres sont assis en rond en cette fin d’après-midi, des torches brûlent tout autour d’eux. Les autres clans, installés en un second cercle plus large, forment une assemblée impressionnante. Leur shaman, casqué d’une tête de l’animal muni de bois d’une taille impressionnante, recouvert sur le corps d’une fourrure brune très épaisse, se déplace à l’intérieur du cercle, le visage tourné vers la lune. Elle apparaît doucement sur la ligne d’horizon et vient baigner de sa douce clarté l’assemblée concentré sur sa lente ascension dans un ciel étoilé et dégagé. L’atmosphère toujours empreinte de la douceur de la journée amortit les sons et la musique semble s’élever, elle aussi, tout doucement vers l’astre qui brille maintenant de toute sa face. Ses pâles rayons inondent la scène et imprègne chacun. Une grande paix s’installe dans les cœurs, chacun assis là, entre tous les siens, baignés par les rayons de cette lune protectrice et bercé par le rythme lent de la musique des clans. Les boissons préparées par les guérisseuses circulent et les regards fixes se perdent sur la surface éclairée. Cela dure jusqu’à ce que le cercle lumineux atteigne presque son apogée. C’est le moment que choisit le shaman pour faire entrer deux grands cerfs encadrés par des jeunes chasseurs, filles et garçons, tenant fermement des cordes qui entourent le cou et le corps des animaux anxieux qui tentent de s’enfuir en ruant. Les cerfs ont remplacé le mégacéros qui disparaît de leur contrée, alors qu’il a été la proie principale du clan durant des temps immémoriaux. Deux jeunes, fille et garçon, se lèvent, nus, au milieu du cercle, chacun armé d’une lance à la lame de pierre effilée. Ils s’avancent vers les animaux tandis que le shaman appelle les esprits des ancêtres humains et animaux. Le sacrifice les protégera, adultes et enfants de la faim, des blessures, de la maladie et du feu du ciel. Soudain les deux lances transpercent les flancs des cervidés, puis une pluie de lances émanant de tous les chasseurs du clan crible les corps des animaux qui s’abattent, foudroyés. Les chants s’élèvent et la danse anime l’ensemble des êtres rassemblés. Les animaux sont dépecés sur place et la viande crue, découpée et partagée, permet à chacun de récupérer toute la force et la vivacité des animaux tout juste sacrifiés. Les prières du shaman lient la mort des animaux à la naissance des nouveaux membres du clan, il implore l’astre brillant au-dessus d’eux de transformer le sacrifice en force protectrice pour tous les présents et les malades des clans. L’esprit des animaux sacrifiés se mêlent, à travers les prières, aux esprits des ancêtres humains pour garder les vivants en bonne santé, leur assurer des chasses sans blessures, des hivers sans maladies, des maternités sans mortalité, des jours sans craintes et sans changements.
10 Rencontres
Eve a retrouvé Akal et Kaen, deux jeunes hommes, nés le même jour de deux mères du clan du loup. Ils sont flanqués d’Aeva, une jeune fille née dans le clan du Mégacéros. Ils se sont tout de suite reconnus malgré les visages et les corps modifiés depuis le dernier rassemblement des clans. Les deux garçons déjà bien développés la dernière fois, sont devenus impressionnants de puissance et d’assurance. Aeva est, elle aussi passée du statut d’enfant à celui de jeune adulte. Les yeux des hommes restent fixés sur ce corps souple et musclé aux formes à la fois ciselées et généreuses. La régularité et la finesse des traits du visage, dessinés sur une peau cuivrée, encadrés par une longue chevelure foncée et éclairée par deux yeux très clairs hypnotise filles et garçons. Ces quatre-là se sont liés d’amitié la dernière fois car ils avaient les mêmes jeux et les mêmes intérêts. Ils aimaient se battre comme de jeunes chats sauvages, agiles et adroits. Leurs joutes étaient spectaculaires mais, à part des éraflures et quelques ecchymoses, ils se relevaient en riant de leurs combats initiatiques. Les désirs et les besoins ont évolué comme les corps et on les retrouve comme avant, tous les quatre mêlés, pour ce qui ressemble encore à des luttes un peu brutales, mais ces jeux sont devenus sexuels. On les rencontre les matins, entremêlés, profondément endormis pour récupérer de leurs échanges tumultueux. Ils se relèvent doucement, les muscles raidis par l’intensité et la durée de l’exercice, certaines parties du corps encore douloureuses de tant d’assauts.
La nuit précédente, Ladan est passé tout près du quatuor, il remarque que l’énergie échangée commence à baisser. Il passe tout à côté des corps en mouvement et décoche soudain une fessée à Eve puis s’enfuit rapidement et discrètement, un sourire espiègle barrant son visage. Il sait qu’Eve aime ces sensations intenses lorsqu’elle partage les plaisirs. Personne ne l’a entendu ni vu ; en s’arrêtant un peu plus loin, il voit que les jeux sexuels ont repris une grande intensité et s’en va en souriant rejoindre la compagne qu’il a retrouvé en début de rassemblement.
Lorsque vient la soirée du clan du loup, tous les membres de ce clan sont concentrés au centre de l’assemblée. Au cours de la cérémonie, on approche le couple d’adulte et les deux louveteaux. L’excitation habituelle dans ce genre de cérémonie a fait place à une gravité douloureuse. Deux animaux auxquels tous se sont attachés vont être sacrifiés pour protéger le clan. Il est impossible d’éviter le sacrifice mais les cœurs sont lourds. Quand vient le moment pour les jeunes de jeter les lances sur les animaux, les yeux sont brouillés de larmes et il faut toutes les lances du clan pour achever les loups. Les deux louveteaux se mettent à hurler à la mort ce qui glace les enfants. Il y a un murmure, certains affirment qu’à partir de cette saison, la protection des loups n’agira plus sur le clan.
Les enfants caressent les louveteaux qui se calment et se mettent à japper tristement. La cérémonie reprend son cours habituel et le malaise s’apaise progressivement.
La soirée suivante est celle du sacrifice des chevaux et l’état d’esprit de ce clan ressemble à celui des membres du clan du loup. Eve et Abal ont le cœur serré, ils sont chargés de lancer les armes qui atteindront les premières, Sable et Tacheté. Les chevaux doivent sentir le danger ou l’anxiété des humains car ils piaffent et hennissent. Le Shaman paraît pressé que survienne ce moment, les imprécations, les chants et les danses sont expédiés. Au moment de lancer, le bras d’Eve semble être retenu par une force invisible et, elle qui manque rarement sa cible, rate le flanc du cheval sa lance perçant la cuisse de l’étalon. Il hennit de douleur mais rapidement, une pluie de javelots s’abat sur son flanc et il s’écroule, terrassé, tandis que sable agonise déjà.
Eve s’en va immédiatement rejoindre le poulain. Il s’agite nerveusement dans son enclos, habitué à la présence de ses parents. Eve s’approche doucement et attends qu’il vienne vers elle se rassurer. Elle se serre contre son encolure et peu à peu, il redevient calme tandis qu’elle lui murmure des mots apaisants à l’oreille. Elle est rejointe par Abal qui vient lui aussi se rendre compte de l’état du jeune cheval. Ils restent tous les deux, toute la nuit près de l’animal orphelin tandis que la cérémonie de leur clan se poursuit sans eux.
Lorsque tous les clans ont sacrifié leurs animaux totems, une grande soirée organisée conjointement par tous les shamans a lieu. Elle va durer toute la nuit et tous les clans y participent. A la cérémonie et aux incantations succèdent la musique, les chants et la danse. Bientôt, les boissons fermentées, la fatigue et les rythmes hypnotiques soudent chacun en un seul organisme. Cette nuit-là, plus que toutes les autres, le rite amalgame les membres des clans dans une même communauté. Chacun se sent vivre intensément, appartenir à son clan et aux clans de son clan, il est lui, mais aussi les autres, les limites de son corps semblent gommées, l’impression que les autres existent en lui, qu’ils ne font qu’un et pourtant perçoit l’intensité de sa propre vie, a l’impression d’être fort, d’être la nature, d’être la vie même.
Les jeunes s’étant attachés pendant ces journées vont devoir abandonner leurs clans respectifs, pour vivre leur nouvelle liaison.
11 échanges
Le lendemain de la grande cérémonie est toujours consacré aux échanges officiels entre clans. Les nouveautés pouvant changer la vie sont retenues si chacun pense qu’elle va améliorer le quotidien sans perturber leur mode de vie et surtout sans rompre l’harmonie de leur communauté.
Ces idées et savoir-faire nouveaux font l’objet d’une analyse des clans afin de trancher s’ils vont être adoptés ou rejetés. Un outil a fait l’objet de beaucoup d’attention car il risque de changer les pratiques de chasse en les rendant moins dangereuses et plus efficaces, il s’agit du propulseur. Il a été échangé avec un voyageur de passage qui affirme qu’il est déjà utilisé par des clans entiers pour la chasse aux gros gibiers. Ce propulseur est composé d’une branche d’un bras de long avec, à son extrémité, une espèce de petit crochet qui n’est autre qu’une pousse de branchette coupée à la longueur de moins d’un doigt. Une encoche est pratiquée au bout de javelots légers et sert de point d’appui pour la branchette du propulseur. Le manche du propulseur est tenu par trois doigts tandis que les deux autres maintiennent la lance avant le tir. Le bras est rapidement balancé de l’arrière du corps vers l’avant et le geste est ainsi prolongé par la longueur du propulseur ce qui démultiplie la force du lancer. Les essais des jours précédents ont démontré la force, la vitesse et la distance gagnées par ce nouvel instrument de chasse. Il semble plus efficace et plus sûr mais il remet en question les pratiques habituelles.
La discussion commence sur les difficultés d’appropriations de l’outil et se poursuit sur la facilité d’utilisation, ou pas, pour tous :
-Je pense qu’il y aura même plus de monde à pouvoir chasser avec cet outil car il y a moins besoin de force et c’est plus sûr. Par contre, pour apprendre à viser il faut plus de temps et il est possible que les meilleurs viseurs avec le propulseur ne soient pas les mêmes que maintenant.
-L’important est que tout le monde puisse l’utiliser et que cela soit plus efficace et plus sûr pour tout le monde.
-Je ne suis pas sûr que tout le monde l’utilise, certains lancent déjà très fort et précis et surtout rapidement leurs lances actuellement, ils préféreront peut-être continuer. Le propulseur a un inconvénient, il faut plus de temps pour préparer le tir et dans certaines situations, cela peut devenir dangereux.
-Il faut donc continuer à savoir tirer directement avec sa lance ?
-Quand on chasse tout seul, c’est indispensable, pour sa sécurité ; en groupe, il vaut mieux que certains chasseurs gardent leurs lances en main. »
Le flot des questions commence à se tarir, contrairement à ce qui va se passer plus tard, les personnes posent des questions qui servent vraiment au collectif et ne se préoccupent pas de se mettre en avant, la profondeur des liens aux autres permettant à chacun d’être exempts de problèmes d’appartenance ou d’identité.
On décide de passer à un autre thème. Chaque clan va prendre le temps de discuter du propulseur, de réfléchir à froid et de rapporter sa décision pour qu’elle soit partagée par l’ensemble des personnes présentes. C’est à l’occasion de cette nouvelle réunion que se prendra la décision définitive d’accepter, de refuser ou de mettre à l’essai le nouvel instrument de chasse.
12- Révélation aux clans
Le thème suivant est amené par Eve et il ne s’agit pas d’un instrument technique mais d’une idée. Elle commence par décrire le début de sa réflexion. Elle précise que cette idée lui est venue, par son frère, du fait de la maladie du clan du loup qui les avait obligé à s’occuper des chevaux une saison de plus. Elle a assisté à l’échange sexuel entre les deux chevaux et cela l’a intrigué. Elle a ensuite observé beaucoup d’autres animaux et s’est aperçue que tous avaient ce type d’échange avec, parfois, de l’agressivité de la part des mâles pour accéder aux femelles. Elle décrit les drôles de mœurs des crapauds et l’apparition de têtards, peu après, transformés eux-mêmes en crapauds en grandissant. Elle se dit persuadée que les mâles de chaque espèce mettent un liquide dans le ventre des femelles, comme les hommes le font dans le ventre des femmes et que des petits naissent de cette action, quelques temps après. Lorsqu’elle s’arrête, le silence n’est troublé que par les cris des animaux alentour. Ce silence se prolonge bien au-delà de l’explication d’Eve. Chacun semble vouloir prendre la mesure de ce que cette idée implique.
Une première personne, membre du clan du mégacéros, prend la parole : « Eve, ta nouvelle idée semble tellement éloignée de ce que nous pensons que notre tête est comme paralysée. Nous n’arrivons pas à réfléchir à ce que cela peut avoir comme conséquence pour nous et pour les animaux que l’on chasse. Tout à coup, c’est comme si nos ancêtres n’existaient plus. C’est eux, jusqu’à maintenant qui revivaient à travers nos nouveaux nés. Quand nous mourrons, nous savons que nous allons bientôt revenir, que nous sommes en attente quelque part et que nous veillons sur les nôtres ; c’est nous qui sommes toujours à côté des membres de nos clans, c’est nous qui les guidons lorsqu’ils recherchent le gibier. La mort, quand elle n’est pas douloureuse est douce, car elle n’est qu’un moment, un lieu d’attente avant de revenir sous d’autres traits, mais aussi un moment de repos, de paix, de veille sur les nôtres et là, par ton idée, tu supprimes notre vie ailleurs, après la mort et notre retour d’entre les morts dans le corps d’un nourrisson. Jusqu’ici, c’était nos animaux sacrés qui dialoguaient avec la terre et les ancêtres pour savoir quand et comment nous allions revenir sur cette terre. C’étaient nos animaux sacrés qui nous protégeaient des blessures de chasse, car comme nous, ils attendaient, après le sacrifice, de revenir sur terre sous la forme d’un nouvel être, c’est eux qui intercédaient auprès des animaux chassés pour nous épargner. Lors des sacrifices que nous venons d’accomplir, nous incorporions leur force, leur agilité, leur ruse en les mangeant. Qui nous protégera si ton idée est vraie, que dira la terre si elle n’a plus personne avec qui discuter. »
Un des shaman poursuivit « Qui servira d’intermédiaire avec notre monde si nous nous mettons à penser que ce sont les hommes et plus une discussion entre les ancêtres, les animaux, la terre, le ciel et la lune qui décident quand et comment nous revenons. Cela veut-il dire que quand nous allons mourir, nous ne reviendrons pas ? C’est trop dur à penser, je sens mon cœur tout rétréci dans ma poitrine, je sens ma gorge qui se serre, ma langue sèche et mes yeux mouillés. Cette idée abat le monde que nous avons dans notre tête, si nous nous mettons à y croire, notre monde ne sera plus comme avant. Nos yeux le verrons pareil mais notre tête ne reconnaîtra plus rien, l’harmonie que chacun de nous ressent, s’envolera.»
Beaucoup d’autres personnes prennent la parole sur ces mêmes aspects. Même si le débat est quelque chose de naturel et qu’aucune idée, jusqu’ici, n’est taboue, Eve regrette une nouvelle fois d’être son origine. Pour la seconde fois, elle a ressenti de l’hostilité de la part de ceux qui ont parlé et, elle s’en doutait, d’une grande majorité des membres des clans. Ils ont tellement l’habitude de discuter avant chaque décision et de ne retenir que celles qui font l’unanimité que leurs pensées se ressemblent et leurs réactions aussi. Même si elle sait que personne, jusqu’ici n’a jamais été jugé négativement pour une nouvelle idée ou un nouvel outil, elle n’est pas complètement rassurée sur la suite des événements. A la fin de la réunion, elle s’en va rejoindre sa mère. Elle lui fait part de ses craintes en même temps que de son étonnement du fait que seuls les changements de vision du monde ont été abordés lors des échanges et peu les conséquences possibles sur les relations entre les personnes.
Ata lui rétorque « Moi aussi, j’ai commencé comme cela, j’ai rejeté ton idée parce qu’elle était trop loin des miennes. Petit à petit, l’idée a fait son chemin, je me suis rappelée les échanges entre animaux, puis entre humains. C’est comme cela que j’ai pensé que ce sont les échanges avec Rahal qui sont ta source, nous en avons déjà parlé et je sais que tu l’as beaucoup observé ces derniers jours.
-Est-ce que tu crois que, maintenant, je peux lui en parler, intervient Eve ?
-Tu dois y réfléchir pour savoir si c’est à toi de faire la démarche ou si tu attends qu’il fasse le lien et vienne te voir, c’est peut-être un moyen de savoir si l’idée fait son chemin dans les têtes et dans les cœurs, répond Ata. »
Cette nuit-là, encombrée d’idées défilants sans arrêt dans son esprit, elle évite ses trois amis et leurs jeux sexuels, la tête ailleurs. Jusqu’ alors, elle vivait dans l’insouciance mais ces idées se transforment maintenant en préoccupations. Ce soir, elle sent sa poitrine oppressée, sa gorge serrée, aucun danger imminent ne l’effraye, pourtant elle a peur. En réfléchissant à ce qui a changé, elle finit par en déduire que c’est juste son idée et les conséquences négatives qu’elle pressent qui provoque tout cet émoi en elle. Les regrets serrent ce soir son cœur mais il est trop tard ! L’idée sera sûrement rejetée par les clans mais, comme elle a déjà pu l’observer chez sa mère, rien ne l’arrêtera plus et elle commence à en mesurer la puissance, sans comprendre ce qui peut la provoquer.
13- Le père
Comme sa mère l’avait pressenti le soir précédent, Rahal vient la trouver au matin. Il la fixe comme s’il la rencontrait pour la première fois, il examine chaque trait de son visage, chaque particularité de son corps. Ses yeux brillent comme, se souvient-elle, lorsqu’il jugeait un outil dont il venait d’achever la fabrication et dont il était particulièrement fier. Sans un mot, il la prend dans ses bras et serre très fort. De leurs yeux, les larmes s’écoulent doucement.
Rahal chuchote « Cela ne change rien et pourtant cela change tout. Je m’étais attaché à toi parce que j’étais attaché à ta mère. Tu ne t’en rappelles sûrement pas mais nous étions tout le temps ensemble tes trois premières saisons, avant que tu ne rejoignes les autres enfants. Nous ne savions pas que tu venais de moi et pourtant maintenant, c’est évident. Tu me ressembles et maintenant je sais que c’est moi qui suis ton origine. Avant ce jour, tu étais la petite qui avait été accroché à moi pendant longtemps et à laquelle je restais très attachée, maintenant, tu deviens sacrée, ma vie et ta vie sont liées jusqu’à mon dernier jour. »
Eve reste fascinée devant Rahal, aucun son ne sort de ses lèvres, son corps semble de pierre, tétanisé par l’émotion. L’un devant l’autre, ils restent ainsi jusqu’à ce qu’Eve reprenne la maîtrise de ses nerfs.
« Pour moi aussi, cela ne change rien et rien n’est pareil. Même si je ne me rappelle pas que j’étais tout le temps avec toi, je me suis toujours sentie tellement bien quand tu étais là, quelque chose en moi savait qu’il y avait un lien particulier entre nous, différent de ce qui nous lie aux autres, je ne le ressens qu’avec toi et Ata. Cette nuit, je n’ai pas beaucoup dormi parce que je n’arrêtais pas de penser et une des idées qui dansait dans ma tête était de savoir si tu as fait un autre enfant avec Ata. »
Rahal réfléchit longuement et explique : « Je ne le pense pas car j’ai changé de clan et je me suis attaché à une autre femme qui a enfanté, une saison plus tard. Cet enfant a aussi un lien avec toi. Je pense également qu’Axal, le fils de ta mère, à ce même lien avec toi. A la fin du rassemblement, maintenant que je connais ce qui nous attache, je vais avoir du mal à te quitter pour trois longues saisons.»
Akal, Kaen et Aeva se sont déjà installés depuis quelques jours au sein du campement du cheval. Les membres de leur clan ont, à l’issue d’un long entretien avec eux, décidés de les laisser partir avec ce clan. Leur grotte est vaste et peut facilement accueillir trois nouveaux membres. Les quatre jeunes s’entendent trop bien pour être séparés et Eve doit continuer à s’occuper du poulain, Sable Tacheté.
Les mises en garde, conseils et recommandations habituels ont été répétés, chaque jeune sait que, s’il n’arrive pas à s’habituer à sa nouvelle vie au sein du nouveau clan, il pourra revenir après une période de réflexion de quelques jours.
14 – Rejet
Lors de l’une des dernières réunions de l’assemblée plénière, l’idée d’Eve est rejetée, comme elle s’y attendait, par une grande majorité des présents. Les autres idées sont adoptées et il est décidé que les jeunes animaux seront laissés en vie pour connaître leurs évolutions au sein de la communauté humaine. Lors du futur rassemblement, le point sera fait sur ces évolutions afin de savoir si les animaux seront conservés ou sacrifiés.
Les adieux sont beaucoup plus difficiles qu’habituellement et spécialement entre Eve et son père. Elle remarque que d’autres ressentent le même déchirement au moment de la séparation et se dit que, comme l’avait prévu sa mère, l’idée s’insinue dans les têtes malgré son rejet officiel. Pour l’instant, à part cette émotion renforcée, elle n’a pas perçu les dangers que prévoyait sa mère.
. 15- Évolution
Imperceptiblement d’abord, puis de plus en plus sensiblement, les comportements se mettent à évoluer. A la chasse, par exemple, Alan prenait jusqu’alors naturellement la direction des opérations lorsque la situation se tendait ou que le niveau de complexité de l’organisation de la traque nécessitait réflexes et expérience. Au cours d’une de ces chasses, Ladan émet tout à coup une hypothèse contradictoire et paraissant plus facile à mettre en œuvre. Eve à, alors, la sensation que Ladan a contesté cette autorité naturelle pour l’impressionner, car elle a remarqué, le soir précédent, dans ses yeux, une étincelle qu’elle n’avait jamais remarquée jusqu’ici lorsqu’elle s’amusait sexuellement avec Kaen, Aeva et Akal.
Alan, surpris, n’a rien rétorqué. Ils sont pourtant revenus bredouille à cause de cette initiative. Son idée de contournement des chevaux s’est avérée malheureuse, du fait d’un changement de direction du vent, qui les a fait fuir avant que les chasseurs ne soient en position de les encercler. Alan avait inconsciemment intégré ce risque dans sa stratégie grâce à sa longue expérience. Au retour, Ladan semble nerveux et Eve est surprise de ne pas parvenir à lire sur son visage et dans son corps les sentiments qui l’habite à ce moment-là ; jusqu’alors les émotions des membres de sa communauté étaient évidents pour tous, la spontanéité et la sincérité rendait facile la compréhension des actes de chacun et produisait naturellement de la bienveillance et de la simplicité en retour.
Ladan qu’elle connaissait jusqu’alors parfaitement, devient, pour elle, imprévisible. Un soir, elle le suit tandis qu’il s’éloigne, seul, du campement. Elle accélère, le précède discrètement et lui saute dessus lorsqu’il passe près d’un rocher en surplomb sur lequel elle l’attendait. Elle le déshabille, ils se roulent dans les feuilles et s’imbriquent fougueusement, comme lorsqu’ils se retrouvaient, lors des soirs de pleines lunes. A l’issue de leur étreinte, elle tente de l’interroger sur ce changement qu’elle perçoit chez lui.
« Je ne sais pas ce qui m’arrive.
-Il faut que tu me dises !
-Je te dis que je ne sais pas, je me sens mal, c’est tout !
-Essaye de me dire ce qui se passe en toi, comme si tu étais blessé et que je doive le comprendre pour soigner ta blessure !
-J’ai l’impression qu’une bête m’écrase, j’ai du mal à respirer, j’ai l’impression d’avoir tout son poids sur moi, tout le temps.
-Tout le temps ?
-Oui, ou presque.
-Presque, quand tu le ressens moins ?
-Quand je suis mort de fatigue et que j’arrive à dormir mais, dès qu’hélas je me réveille, le poids est toujours là.
-Quand est-ce que c’est plus fort ?
-Quand je te vois, j’ai l’impression de la bête me tombe dessus !
-Quand tu me vois, mais pourquoi ?
-Quand tu es avec les autres ! C’est parce que je tiens à toi plus qu’avant et que je ne me sens pas bien dès que tu es avec d’autres !
– Je ne comprends pas, jusqu’à maintenant on se voyait chaque fois que l’un ou l’autre le voulait, c’est toujours pareil, non ?
-Je te vois toujours en compagnie de Kaen, d’Akal et d’Aeva alors que j’aimerais être tout le temps avec toi » réplique Ladan.
Eve interloquée s’étonne :
« Mais pourquoi tu ne viens pas avec nous ?
– Parce que je sens que je n’ai plus ma place, vous êtes de la même saison et vous avez les mêmes jeux, les mêmes corps, les mêmes envies » se plaint-il.
Eve rit nerveusement, incrédule :
« Tu ne penses quand même pas cela ! Cette différence n’a aucune importance, tu sais aussi bien à quel point j’aime ton corps et tes étreintes. Jusqu’ici, ça n’a jamais posé de problèmes à personne qu’on partage nos jeux et nos attirances.
– Jusqu’à aujourd’hui, pour moi non plus, cela n’avait aucune importance. Je ne sais pas pourquoi, mais j’aimerais que nous soyons tous les deux et que je n’ai plus à te partager avec d’autres qui t’attirent plus que moi.
– Cela n’est pas du tout la même chose, j’aime leur insouciance, leurs jeux, c’est vrai leurs corps jamais fatigués, la douceur d’Aeva, la rudesse de Kaen et la tendresse d’Akal mais tu connais le plaisir de notre relation, le plaisir que j’ai à t’accompagner, à chasser avec toi. Lorsque j’étais attaché à Abal, cela ne t’avais jamais dérangé.
-C’est vrai, mais je ne sais pas ce qui m’arrive, c’est plus fort que moi, j’ai l’impression que depuis que je sais que ce sont les hommes qui sèment les bébés, je ne supporte pas l’idée que cela puisse être un autre qui pourrait le faire à ma place. »
Eve reste sans voix, elle ne met pas de nom sur ce sentiment jusqu’ici inconnu. Ladan réclame l’exclusivité de leur relation alors que jusqu’alors, il s’était amusé de sa relation avec les trois jeunes. L’indifférence amusée se transforme en souffrance intense et en désir d’être tout le temps l’unique amant.
En revenant au campement, elle sent la présence de Ladan derrière elle et en est pour la première fois perturbée. Il lui avait moult fois dit sa fascination pour son corps en mouvement et jusqu’ici elle aimait sentir la caresse de son regard sur sa peau. Cette nuit-là, son sommeil est perturbé par la confession de Ladan.
Elle continue à s’occuper du poulain avec Abal. Ce dernier s’est attaché à Bala, qu’il avait rencontré au grand rassemblement. Plus petite que lui, son visage menu d’oiseau inquiet abrite des yeux sombres et mobiles, pétillants d’intelligence et de douceur attentive. Les chevaux fascinent Bala et elle s’est liée à Abal, par l’intermédiaire de leur passion commune pour les équidés. La tradition voulait qu’Abal quitte son clan pour suivre celui de sa nouvelle compagne mais son attachement et son savoir-faire avec les poulains ont décidé les deux clans à préférer qu’il reste, avec Bala, au clan du cheval.
Lors de sa dernière réunion de prise de décision, le rassemblement des communautés a décidé d’expérimenter dans les communautés du loup et celle du cheval, la continuation de la cohabitation entre humains et animaux. Il est demandé aux deux communautés de se souvenir des événements positifs et négatifs qui vont advenir afin de décider, dans trois saisons, si cette expérience est suffisamment probante pour être étendue à tous. Naturellement, Kaen, Aeva et Akal s’y sont aussi attelés. Ils s’en occupent souvent par deux, Kaen et Eve, en alternance avec Aeva et Akal. Ils rencontrent, ces jours-là, plusieurs fois Ladan. Eve se demande s’il ne les surveille pas. A présent, lorsqu’elle se retrouve seule avec lui, elle sent une gêne entre eux.
Revenu à la grotte, le clan se réinstalle en tenant compte des nouveaux arrivés. Les affinités anciennes et nouvelles définissent les emplacements pour dormir. Les activités continuent à se pratiquer en commun et leur répartition géographique dans les grottes dépendent des besoins de ces pratiques comme, par exemple, de la lumière pour coudre les vêtements, du feu pour cuire les repas, de l’espace pour fabriquer les paniers et les récipients.
Le clan est tout entier occupé à reconstituer les réserves de nourriture, de bois et d’os pour le chauffage d’hiver : les chasseurs et les pêcheurs ramènent des proies presque tous les jours tandis que les cueilleurs s’occupent des racines et des plantes. Une grande partie des membres, dont les plus vieux et les enfants contribuent à préparer, cuire, saler, fumer, sécher, conditionner les aliments afin qu’ils se conservent toute la saison froide. Les jeux, histoires, musiques, chants, cérémonies, danses occupent moins de place en cette saison même si à chaque soirée, le clan se retrouve après le repas pour faire le point sur la journée qui vient de s’écouler et décider du qui fera quoi du lendemain. Il est rare que chacun aille se coucher sans avoir raconté, chanté, dansé ou caressé.
Lors des chasses, le clan ne connaît plus, cette saison-là, d’incidents entre ses membres. Seule une femme est blessée à la jambe par le sabot d’un cheval et Eve doit faire appel à toutes ses connaissances pour que disparaisse l’hématome. Sa trousse de premier secours et des plantes cueillies sur place permettent de soigner efficacement la jambe blessée.
16 – Dépression
Ladan, jusqu’ici heureux de vivre, change progressivement de comportement. Après son initiative malheureuse, de chasseur adroit et énergique, il devient empreinté et suiveur, comme un débutant. Son visage rieur et espiègle se transforme, les sourires s’effacent de ses traits, remplacés par une préoccupation permanente. Lui qui animait un grand nombre d’activités jusqu’alors, se retire progressivement des relations avec les autres. A part Eve, personne ne comprend ce qui lui arrive. Elle revient à plusieurs reprises vers lui essayant de le rassurer sur ses sentiments, en vain. Le dialogue devient difficile, il semble se fermer et n’avoir plus le désir de communiquer. Elle a l’intuition qu’il a peur d’être abandonné dès qu’elle s’approche d’autres garçons ou d’Aeva. Les autres habitants de la caverne essayent de comprendre, ils tentent de se remémorer d’un coup qu’il aurait reçu à la tête mais personne n’en garde le souvenir ; ils craignent alors qu’un mal insidieux ne le ronge de l’intérieur et l’emmène vers la mort, mais ils n’ont jamais vu, jusqu’ici, une maladie qui lui ressemble. Eve se sent de plus en plus coupable et démunie, elle comprend mal ce qui arrive à son ami mais fait tout de même le lien avec son idée de lien de paternité.
Elle s’en ouvre à ses proches et à sa mère. Ils ont constaté le changement de comportement mais seule Eve l’attribue au désir de Ladan d’être seul à pouvoir lui faire un enfant et au malaise déclenché dès qu’elle échange sexuellement ou même, maintenant, amicalement avec d’autres.
Kaen, Aeva et Akal écoutent attentivement la conversation sans y participer. Leurs regards disent toute l’attention qu’ils portent au sujet et la réflexion intense qu’il entraîne chez eux.
Le changement de comportement de Ladan paraît presque paradoxal. Se sont en effets les femmes qui ont le plus changé. Ouvertes auparavant à presque tous les échanges sexuels, elles ont commencé à sélectionner les hommes par crainte de se retrouver enceinte après l’un de ces échanges. Étant donné le risque, la douleur puis la charge que représente la naissance puis l’élevage d’un enfant, même s’il est pris en charge très tôt par la communauté,ce comportement parait maintenant logique. Comme le craignait la mère d’Eve, certains hommes sont à présent très sollicités tandis que d’autres sont discrètement mais soigneusement évités. Une atmosphère étrange commence à peser sur les membres du clan, se traduisant, pour l’instant par une forme de tension sourde, de la gêne et de l’évitement .
17-Compétition.
Les jours suivants, Akal se joint souvent à Kaen et Eve lors des séances de chasse et semble moins désirer qu’Aeva se joignent à eux. Eve perçoit le changement sans s’en émouvoir dans un premier temps. Les deux garçons semblent, de plus, désireux de se retrouver seuls avec elle avec une envie modérée de partager les plaisirs du sexe avec l’autre garçon. Jusqu’à présent une très grande complicité unissait les quatre jeunes mais elle semble s’effilocher au fil des jours. Les garçons paraissent avides de montrer à Eve leur force et leur adresse plutôt que de chercher à être efficace ensemble. Cela conduit même Akal à se mettre en danger en attaquant seul un grand chevreuil, sans attendre que les autres ne se soient positionnés en couverture. Il utilise le propulseur mais par manque de pratique avec cette nouvelle arme de chasse, ne fait que blesser la bête, ce qui la rend furieuse. Le chevreuil le charge et il ne peut éviter complètement sa corne qui lui déchire la peau sur le flanc. Eve, tremblant sur ses jambes, examine la blessure. La corne a simplement glissée sur les côtes et n’a atteint aucun organe. Elle saisit dans sa trousse en bandoulière, les longs tendons, les lambeaux de peaux découpées et la poudre cicatrisante. Elle confectionne un pansement serré pour arrêter l’hémorragie. Kaen, pendant ce temps découpe des branches qu’il assemble avec les cordelettes de leurs ceintures pour fabriquer un brancard. Leurs tuniques, tendues et accrochées aux branches servent à allonger le long corps d’Akal. Ils soulèvent ensemble la civière et Eve ouvre la marche jusqu’à la grotte. Ils marchent un long moment, jusqu’à ce que les muscles de leurs bras et de leurs épaules, tétanisés par le poids n’ordonnent un arrêt. Akal gémit doucement sur le brancard, le visage livide. La tunique de Kaen, qui supporte son poids, rougit du sang qui s’écoule lentement de la plaie ; même si le pansement freine l’épanchement, le liquide réussit à s’échapper et Eve, inquiète, ordonne le départ malgré leurs muscles encore contractés par le long effort qu’ils viennent d’accomplir. A l’approche de leur grotte, ils rencontrent d’autres chasseurs du clan qui prennent le relais tandis qu’Eve coure devant pour préparer avec Amane, la guérisseuse, les instruments et préparations végétales qui serviront à recoudre la plaie et à l’aseptiser.
Dès l’arrivée de la civière, elles se mettent en action. Le pansement provisoire est ôté, la plaie soigneusement nettoyée à l’eau qu’elles ont pris soin de faire bouillir. Amane tamponne méticuleusement la chair d’une mixture sombre et épaisse. Pendant ce temps, Eve s’est occupée de préparer l’aiguille en os recourbée et le fin tendon qu’elle y a finement mais solidement noué. Amane a fait boire un liquide aigre à Akal dès son arrivée. Presque aussitôt, le regard du blessé a arrêté de témoigner de la douleur, il semble se perdre dans un brouillard et s’éloigner du lieu pour se perdre ailleurs. Il se détend presque jusqu’au sommeil et semble ne plus rien ressentir de ce qui se passe dans son corps. Au signal d’Amane, Eve est prête, elle a trempé le tendon, l’aiguille et ses mains dans le liquide antiseptique et commence à enfoncer son instrument dans la peau et les chairs d’Akal. Son visage tressaillit mais il semble loin, ce qui lui permet d’affronter l’opération sans angoisse. Eve termine en nouant le tendon après la dernière suture.
Le jour suivant, le clan se réunit pour connaître les circonstances de l’accident et les jeunes doivent expliquer l’imprudence d’Akal, contraire aux règles de chasse. Celui-ci ne peut éclairer clairement les membres de la communauté sur son comportement et fait ses excuses pour tous les désagréments qu’il fait subir au clan alors que ce dernier vient de le recevoir. Les membres lui rappellent leur responsabilité vis-à-vis de son clan d’origine s’il lui arrive malheur et préviennent qu’en cas de renouvellement de ce comportement, les jeunes ne seront plus autorisées à chasser en autonomie.
18 – Invention
Durant sa convalescence, Akal s’occupe particulièrement du poulain. Il le garde par la longe lorsqu’il broute, les enfants les accompagnent et ont pris l’habitude de grimper sur son dos, ce que le poulain accepte facilement. Akal cependant, semble ailleurs lui aussi, comme Ladan, accompagnant Eve par la pensée lorsqu’elle part à la chasse ou à la cueillette. Cette pensée devient obsédante lorsqu’elle part seule avec Kaen. Il se sent diminué du fait de sa blessure par rapport à son ami qui devient adversaire à ces occasions. Pour tenter de gagner l’admiration d’Eve, il s’interroge sur ce qu’il peut faire. Il a soudain l’idée, en voyant les enfants juchés sur le dos de Sable tacheté, de se servir du poulain pour transporter le produit de leur chasse ou leurs armes. En plus de l’admiration suscitée, il pourra ainsi revenir plus vite à la chasse ou à la cueillette car il évitera de porter les lourds paniers de transports. Il se demande alors comment faire tenir des objets sur un dos qui bouge dès que l’équidé se déplace. Il a vu le poulain se mettre à trotter entraînant les cris des enfants secoués au point de perdre l’équilibre. Il imagine une sangle faisant cercle autour de l’estomac mais un essai le convainc vite de l’inefficacité de son système, l’objet placé sur le dos se retrouve rapidement sous le ventre du petit cheval qui, se sentant gêné, tente de s’enfuir, tirant sur sa longe et obligeant Akal à bander ses muscles pour résister à la traction. Il sent une douleur intense et a l’impression que la couture d’Eve vient de lâcher. Il s’écroule et le poulain s’enfuit au grand galop jusqu’à ce que l’objet tombe et cesse de le gêner. Akal reste un long moment allongé, la respiration coupée par la douleur aiguë émanant de son flanc blessé. Dès qu’il peut se rasseoir, il enlève précautionneusement sa tunique et son pansement et s’aperçoit, avec soulagement, que les fils ont tenu et que seul un petit saignement témoigne encore de son imprudence.
Il suit les traces du poulain et le retrouve un peu plus loin, broutant tranquillement, sa longe le suivant paresseusement dans l’herbe haute. Il revient à la grotte et croise sur le chemin les enfants qui viennent à sa rencontre, désireux de jouer avec leur petit cheval. En les observant, il s’aperçoit qu’ils tiennent très facilement sur son dos et se demande pourquoi ils ne glissent pas comme l’objet lors de son essai précédent. Il se dit alors que les jambes pendantes de part et d’autres du dos de l’animal doivent aider à garder l’équilibre.
Le soir, lors de la veillée, il ne parle à personne de ses réflexions, désireux de trouver une solution avant de présenter sa trouvaille à Eve. Le lendemain, il accroche deux objets à la sangle, de chaque côté du ventre du poulain. Sable tacheté, contrairement au jour précédent, reste placide et, même en le faisant trotter au bout de sa longe, le jeune homme observe que les objets restent très stables et ne le gêne pas. Il fabrique alors deux sacoches tenue par une sangle et ajuste son assemblage sur le dos de l’animal.
Akal se précipite au-devant du groupe de chasseurs qui rentrent, traînant derrière lui le poulain attaché à sa longe et décoré de son nouvel instrument de transport. Eve, comme les autres, examine avec curiosité l’équipement de l’équidé. Akal, volubile, explique son utilité et le processus qui lui a permis d’arriver à ce résultat. Eve observe les visages des autres chasseurs et y perçoit de l’agacement, voire pour Kaen, de l’hostilité.
Le soir à la veillée, les habitants de la grotte discutent longuement du sujet. Akal est soumis à la question : « Pourquoi as-tu gardé pour toi ton idée, pourquoi n’as-tu pas partagé avec les autres pour connaître les opinions sur cette nouveauté, tu sais qu’ici, comme dans ton clan d’origine, on partage et on discute pour savoir si c’est une chose qui va servir à tout le monde. »
« Je pense que cela servira à tout le monde car quand nous allons cueillir ou chasser, ce qui nous fatigue le plus et nous oblige souvent à des longs aller et retour, c’est le transport dans les paniers que nous portons sur notre dos. Là, le cheval, surtout quand il aura grandi pourra porter plus de choses que nous, répond Akal. »
Tawal intervient alors : « je ne comprends pas pourquoi tu n’as pas partagé ton idée plus tôt, qu’est ce qui t’as poussé à rechercher tout seul, d’habitude, dès que quelqu’un à l’idée, les autres participent pour faire les choses, dès le début. »
Les autres membres du clan s’étonnent de son interpellation, lui qui ne parle pratiquement jamais lorsqu’ils sont réunis. Tawal est une personne effacée ; bien que les membres des clans ne connaissent pas la notion de laideur, Tawal est un être qui n’attire pas naturellement. Il est extrêmement rarement sollicité pour un échange sexuel et c’est lui qui doit être à l’initiative de ce type d’échange, sans que, il le perçoit bien, il ne soulève l’enthousiasme de la femme sollicitée. Il a une peau très claire, des traits de visage assez marqués, un nez très fort, des orbites très enfoncés encadrés par des sourcils protubérants, démarrant un front qui fuit très rapidement vers un somment de crâne dégarni. Sa musculature est impressionnante, son torse notamment, de forme presque circulaire est emmanché de bras du diamètre des cuisses des autres hommes. Ses jambes, par contre sont courtes et légèrement arquées ce qui n’en fait pas un chasseur très efficace. Il s’occupe donc principalement de poser des pièges, de couper du bois, de récupérer des os pour se chauffer ou pour fabriquer l’ossature des tentes et des différents travaux qui exigent de la force sans déplacement rapide.
« Je voulais impressionner Eve, avoue Akal, je ne supporte plus qu’elle parte avec les autres sans moi alors que je reste ici sans pouvoir bouger et être avec elle. »
Un lourd silence accueille l’aveu. Eve se sent rougir. Jusqu’alors, les cadeaux servait à faire plaisir, pas à impressionner, pas à se mettre en avant, pas à séduire. Elle comprend mal le besoin du garçon de se rassurer. Elle y est déjà attachée comme à Kaen ou à Ladan mais il semble, lui aussi vouloir plus. Les autres membres du clan restent perplexes mais contrairement aux habitudes, ils n’échangent pas, l’attitude et les sentiments d’Akal semblant les déconcerter.
Eve observe Kaen et perçoit son visage crispé, son regard sombre brusquement illuminé d’une étincelle, la même que lorsqu’il s’apprête à tuer un animal dangereux. Puis son attention se porte sur Ladan, égaré dans ses pensées et dont le visage trahit une infinie tristesse. Eve sent son cœur se serrer. Elle prend de plus en plus conscience d’être, malgré elle, la cause de ces sentiments douloureux qu’elle ne parvient toujours ni à bien comprendre ni à éteindre.
A la fin de la veillée, elle s’éloigne avec Aeva. Elle lui dit son désarroi d’avoir provoqué le malaise que tous viennent de vivre. Aeva lui répond avec colère « Cela, c’est ce que tu as vu, moi, tu ne me vois plus, personne ne me voit plus. Akal n’a plus d’yeux que pour toi, Kaen ne pense plus qu’à devenir ton seul amant et moi je suis délaissée par tout le monde. J’ai eu des relations avec d’autres hommes du clan mais mes deux préférés n’ont plus de sentiments pour moi, et toi, tu n’es plus préoccupé que par ce qui t’arrives, tu ne me vois plus non plus. J’ai quitté mon clan parce que je m’étais attaché à vous trois et je me retrouve seule. » Les larmes noient son visage et les sanglots secouent son corps. Eve stupéfaite, la serre contre elle, la gorge nouée. Elles restent ainsi jusqu’à ce que leurs larmes se tarissent et que la tension évacuée leur permette à nouveau de se parler.
« Je m’en veux tellement de ce qui tu vis, je sais que la cause de tout cela est mon idée maudite. J’ai l’impression d’avoir réveillé une force maléfique qui était tapie au fond de nous. Je ne sais pas comment arrêter tout cela. J’ai l’intuition que cela ira encore plus mal et je ne sais que faire. Je n’ai pas changé, je veux juste qu’on reste comme avant quand on échangeait tout. J’ai le sentiment de ne plus arriver à comprendre les autres mais ce que je sais, c’est que je suis toujours aussi attachée à toi ! Rien n’a changé !»
Elle sent les lèvres d’Aeva lui picorer tout doucement la peau des joues, des yeux, du front. Elles s’allongent dans l’herbe et s’étreignent longuement et tendrement. Malgré ce qu’elles se sont dit, Eve ressent dans le corps d’Aeva une forme de retenue qu’elle ne reconnaît pas. Une sensation de malaise a commencé à s’installer entre elles, que leurs deux corps ont senti mais que leurs bouches ont tu.
19 – Chasse montée
Le lendemain Eve demande à Akal si l’état de sa blessure lui permet de les accompagner à la chasse, ils ont, en effet, prévu de rester à proximité de la grotte car ils ont repéré, les jours précédents, les traces d’un troupeau de biches alentour. Akal accepte immédiatement. Il ajuste les paniers de peaux sur le dos du poulain, accroche sa longe à sa longue tête et le délivre de son enclos. Deux chasseurs ont précédé le groupe et repéré les traces puis, juste après, les animaux. L’organisation de la chasse est rondement menée ; les biches et un chevreuil se retrouvant coincés contre une paroi, les propulseurs rentrent en action et trois des animaux sont tués, découpés et ramenés, en partie dans les grandes poches fabriquées par Akal. Une des biches est juchée en travers, sur le dos de l’équidé. Sur le chemin du retour, les chasseurs guettent les signes de fatigue de Sable-tacheté mais il marche d’un même pas assuré, semblant oublier le poids de sa charge, jusqu’à l’entrée de la grotte.
Le soir, à la veillée, le clan revient sur la facilité du retour de chasse. C’était cette partie de l’activité qui paraissait à tous la plus dure, voire même exténuante, lorsque le site de chasse était éloigné et qu’il fallait organiser plusieurs allers retours, une garde auprès des animaux tués pour les préserver des autres carnassiers et qu’il fallait, en même temps, préparer la conservation de la viande immédiatement afin de l’apprêter pour la saison froide. Ils louent tous cette nouvelle technique qui rend la vie plus agréable. Ils décident que lorsqu’ils chasseront les chevaux, ils tenteront de capturer d’autres poulains pour avoir le moins de poids possible à transporter.
Contrairement aux habitudes, Tawal intervient pour féliciter celui qui est à l’origine de cette idée. Un silence gêné accueille cet éloge. Jusqu’alors les nouveautés sont le fruit d’interactions collectives et personne ne songe, ni ne veut distinguer une personne du groupe pour la mise au point d’une invention. Pourtant Akal semble apprécier d’être mis en avant de la sorte. Ses yeux explorent l’obscurité, tentant de deviner si le regard d’Eve se focalise sur sa personne. Lorsqu’elle se lève, prend le bras de Ladan et l’emporte vers la grotte, il cache avec peine son désarroi.
Le jour prévu de la chasse aux chevaux, le groupe s’éloigne rapidement dans la direction ou des traces ont été repérées quelques jours plus tôt. Ashan le Shaman est entré en contact avec l’esprit des ancêtres humains et animaux. La nuit précédente, il a intercédé pour éloigner le danger et la colère. Les chasseurs s’approchent donc sereinement des animaux qu’ils s’apprêtent à sacrifier pour se nourrir. La décision de capturer deux autres poulains a également été entérinée. La chasse se déroule sans le piège qu’ils utilisent habituellement, le troupeau repéré en étant trop éloigné. Il faut, par conséquent, agir avec plus de préparation, de coordination, de patience et de prudence car les chevaux peuvent se défendre à grands coups de sabots.
Un groupe de ces bêtes, comptant tous les doigts des deux mains, est repéré par les hommes partis en éclaireur. Comme d’habitude, ils observent attentivement les chevaux et leur environnement pour décider de la meilleure stratégie à adopter. Les suggestions se succèdent et Alan, l’expérimenté, en fait la synthèse en soulignant les points forts et les faiblesses des différentes options par rapport à la configuration du terrain, au vent, aux nombres de chevaux, à la répartition des rôles. Le plan d’action est presque définit lorsque que Kaen intervient en affirmant qu’il a une nouvelle méthode de chasse plus adaptée au fait de devoir capturer deux poulains vivants. En plus de se servir des obstacles naturels du terrain pour approcher les chevaux avant l’attaque il suggère, en le sortant de son panier, d’utiliser une peau de cheval qu’il a pris dans la réserve. Il pourra ainsi se glisser au plus près et utiliser une cordelette pour l’accrocher à une des pattes des poulains. Des remarques sur la pertinence de la stratégie se mêlent à des critiques sur le fait de ne pas l’avoir partagé plus tôt, comme cela se pratiquait d’habitude.
20 – Un de trop
Les chasseurs débutent l’encerclement de la harde, à l’exception de la partie sous le vent. Kaen commence son approche sous la peau du cheval dès qu’il est à portée du regard des herbivores. Sa progression très lente évite aux animaux de percevoir ses mouvements et son odeur est masquée par la peau qui le recouvre. Il anticipe le déplacement du troupeau qui continue à brouter selon le même mouvement. Un des poulains, le plus petit, s’approche à le toucher. Kaen, à l’aide d’une cordelette et d’une tige, déploie très délicatement un anneau qu’il remonte doucement le long de la patte avant gauche de l’équidé. Surpris par le contact de la cordelette sur sa patte, le poulain saute brusquement. Le nœud coulant serre la cordelette autour de la patte faisant sursauter l’animal, prit de panique. C’est le signal pour que les autres chasseurs lancent leurs javelots. L’étalon et des pouliches tombent foudroyés, tandis que d’autres chasseurs effrayent un autre poulain qui se précipite entre deux arbres qui cachent Ladan et Eve. Ils tendent une cordelette munie d’un grand anneau. Ils positionnent leur cordelette, juste au-dessus du niveau des pattes avant du poulain, dont la tête et le cou entrent dans le cercle. Le choc, dans les mains et les bras qui tiennent la corde, est violent mais ils ne lâchent pas et arrivent après une course brève, à ralentir, puis arrêter l’animal, en plongeant sur son encolure. Déséquilibré, le poulain tombe lourdement sur l’herbe tandis que d’autres chasseurs entravent ses mouvements. Kaen a réussi à tenir l’autre poulain, le temps que d’autres chasseurs réussissent à le plaquer au sol mais, dès qu’ils le remettent debout, ils s’aperçoivent qu’il boite. Eve s’approche et observe le membre blessé, après avoir réussi à le bloquer. La corde a laissé une trace sur tout le tour, la chair est à nue mais la patte ne semble pas cassée. S’adressant à Kaen : « Ta méthode sera à revoir, tu aurais aussi bien pu lui casser la patte, c’est trop brutal. » Soudain ils entendent des éclats de voix tandis que le bruit du galop des chevaux rescapés s’éloigne jusqu’à devenir inaudible. Alan, d’habitude placide, apostrophe sévèrement Akal :
Hier, nous avions décidé de ne tuer que les doigts d’une main et toi tu as abattu un cheval de plus, tout seul, sans les autres. Tu ne respectes pas l’esprit de leurs ancêtres, celui des animaux que nous avons sacrifié au rassemblement. Tu vas nous porter malheur, la vie est sacrée, nous ne tuons que pour nourrir notre clan. »
Les poulains continuent à hennir et l’urgence de l’organisation du retour met provisoirement fin à l’altercation.
Tandis que les poulains s’apaisent progressivement, arrivés à la grotte tout le clan s’est mis au travail, qui découpe, transporte, sale, fume, creuse, nettoie.
Le soir venu, les habitants de la grotte confectionnent un repas et une veillée de fête. Après un début harmonieux de chants et de danses, un débat houleux débute à propos du cheval tué en trop. Le fait qu’Alan, reconnu par tous pour sa maîtrise, son expérience de la chasse et sa sagesse se soit mis en colère contre Akal a marqué les chasseurs. Il s’agit, pour tous, d’un signe qui marque une évolution inquiétante des comportements au sein de leur communauté.
Akal se défend : « Il passait juste devant moi, je n’allais pas le laisser partir alors qu’il suffisait que je lance mon arme, sans avoir à viser, ça fera une réserve en plus pour l’hiver. »
Alan reprend avec vigueur : « Nous en avons discuté hier et avec la viande que nous avons déjà ramené et préparé, nous passerons facilement l’hiver même s’il se prolonge très tard. Tu n’avais aucune raison de faire cela, nous ne tuons jamais pour le plaisir mais pour nous nourrir, tuer un animal en trop c’est ne plus respecter les animaux qui nous nourrissent, c’est risquer de fâcher l’esprit de nos ancêtres et les ancêtres des esprits animaux. »
Tawal, un sourire étrange aux lèvres, intervient sur un ton ironique : « Tu penses encore que nous naissons des esprits, nous ou les animaux ? Moi, je pense qu’Eve a raison, nous naissons du liquide que l’homme apporte à la femme et que les mâles apportent aux femelles. Nous ne naissons pas des esprits, ni pour les humains, encore moins pour les animaux. Nous n’avons rien à craindre d’eux et à partir de maintenant nous sommes libres d’en tuer autant que nous voulons. Nos ancêtres non plus, ne viendrons rien nous reprocher, ils sont morts et leur esprit avec. Je n’ai peur que d’une chose, c’est qu’un éclair me foudroie ou qu’un animal me blesse. »
Ashan, le shaman, qui d’habitude évite toute polémique ou même toute intervention en public en dehors de sa fonction, proteste : « Ces idées ont été rejetées lors du grand rassemblement et nous ne sommes pas autorisés à nous en servir avant un autre débat commun et à la condition qu’elles soient acceptées par tous.»
« Ashan, je comprends que tu défendes ta place enviée dans notre communauté, mais cela n’est pas une idée comme les autres, c’est la réalité que nous ne voyions pas jusqu’ici. Maintenant qu’Eve l’a révélée, cela devient une évidence pour ceux qui savent réfléchir et cela le deviendra aussi pour tous les autres » rétorque Tawal.
« Je ne me défends pas, je pense à nous et à notre clan, qui nous protégera des animaux dangereux, qui nous protégera des tempêtes, des tremblements de terre, de la maladie. » interroge Ashan.
« Nous même, nous sommes assez fort pour le faire et nous connaissons assez de plantes pour nous soigner, nous savons qu’il ne faut pas rester sous un arbre durant un orage mais qu’il faut se cacher dans une grotte ou dans une forêt. Ceux qui ont peur peuvent venir me voir, je les protégerais, moi, je n’ai pas peur. Nous sommes plus malins que tous les animaux qui rôdent, nous savons comment nous en défendre, comment les attaquer, comment nous nourrir avec, alors, profitons en » assène Tawal.
« Tu vas tuer tous les animaux et nous devrons aller de plus en plus loin pour les chasser, si nous ne tuions jamais plus que nous en avions besoin et c’était pareil pour les plantes et les racines, c’était aussi pour pouvoir rester habiter près de la grotte le plus souvent possible et éviter de bouger tout le temps comme le faisait nos lointains ancêtres. » réplique Alan.
« Nous avons un poulain qui nous permet de transporter plus de nourriture, nous en avons capturé deux aujourd’hui, Kaen a inventé une nouvelle manière de chasser pour nous approcher au plus près des animaux sans être repéré par notre odeur. Nous utilisons presque tous, maintenant, le propulseur. Nous pouvons nous déplacer plus loin, nous pouvons tuer des animaux que nous n’arrivions pas à atteindre et nous pourrons bientôt ramener bien plus de viande ou de plantes que nos besoins, nous pourrons faire plus de fêtes et même inventer de nouveaux dieux, si ça vous rassure » plaisante Tawal.
Dans le clan, plusieurs membres acquiescent, convaincus par les arguments de Tawal.
« Pourquoi changer ce qui nous convient à tous ? Nous avons tout ce qu’il nous faut, nous ne manquons de rien, à quoi cela servirait ? En plus de vider la forêt autour de nous de ses animaux et de ses plantes, nous risquons de provoquer des choses que nous ne maîtrisons pas, il faut être prudent et changer le moins possible, comme nous le faisions jusqu’ici. Je regrette déjà beaucoup d’avoir eu cette idée, elle a déjà commencé à changer les choses entre nous et pas en bien » proteste Eve.
21 – Coupure
Le lendemain, elle constate que le clan est comme coupé en deux. D’un côté, les partisans du changement et les autres, qui préfèrent la prudence des traditions. Cette cassure n’est bien sûr pas aussi manifeste, mais, pour quelqu’un qui, comme elle et ceux de son clan, savent lire dans les attitudes et les gestes de la vie quotidienne, ces petits changements d’habitudes signalent des modifications plus profondes qui s’opèrent, discrètement, dans les têtes et les corps. Elle remarque aussi que les hommes qui sont attirés par le discours de Tawal, sont, à son image, ceux qui étaient les moins sollicités par les femmes.
Tawal, justement, change nettement de comportement: d’homme discret voire effacé, il s’affirme progressivement et Eve se demande si cela ne sera bientôt pas au détriment des autres.
Tawal, maintenant, s’intéresse de près aux poulains. Depuis l’installation des paniers sur le dos de Sable-tacheté, il considère les enfants grimpés sur son dos et s’aperçoit qu’ils arrivent à le faire avancer ou s’arrêter. Il les interroge pour connaître la technique qu’ils utilisent. Ils lui montrent comment ils donnent des petits coups de pied dans ses flancs pour avancer et comment, quand ils basculent leur poids vers l’arrière, le cheval s’arrête.
Il interpelle Akal qui passe à proximité et lui demande : « Penses-tu que le poulain pourrait supporter le poids d’un homme ». Après une courte réflexion, Akal déclare « Si le poulain a pu transporter une biche et deux paniers pleins de viande, du repas de milieu de journée à celui du soir, il pourra sûrement porter le poids d’un homme. Il suffit d’observer les enfants qui sont souvent à trois sur son dos ».
Tawal lui demande « Est-ce que tu peux aller chercher ses paniers ? » De son côté il se rend jusqu’à la réserve de peaux et en choisit une petite mais bien épaisse. Il la dépose sur le dos du petit cheval juste avant qu’Akal n’installe ses paniers. « Ainsi, la peau est fermement plaqué sur le dos par l’équipement servant à supporter les paniers ».
Il demande à Akal, plus léger que lui : « Tu peux essayer, comme ça on verra s’il supporte ton poids sans s’énerver ? ». Ce dernier s’allonge d’abord en travers du dos de l’animal pour tester sa réaction. Le poulain restant immobile, il se hisse et parvient à s’asseoir, ses deux jambes pendant de part et d’autre du cheval. Il imprime des coups légers sur ses flancs et le poulain se met en marche, Tawal le tenant par la longe. Sable-tacheté s’est effectivement habitué aux jeux des enfants et il se déplace tranquillement. Son appréhension à monter sur le cheval s’étant atténué, Tawal y grimpe en s’aidant du relief d’un rocher qui lui permet de glisser doucement sa jambe sur le flan opposé de l’animal, tandis qu‘Akal l’a remplacé à la longe. Son visage trahit la contraction qui tend tous ses muscles. Il transmet cette tension à l’équidé qui hennit et piaffe. Akal parvient à le calmer en entourant son encolure de ses bras et en caressant ses naseaux. Il demande au cavalier de faire l’effort de se détendre pour ne pas effrayer le cheval ; Tawal prend conscience de son état de stress intense et arrive peu à peu à se maîtriser ; le cheval retrouve son calme et le cheminement reprend, plus calmement. Akal fait varier l’allure plusieurs fois et Tawal commence à sentir qu’il fait corps avec l’étalon. Il demande même à Akal de lâcher la longe et parvient à rester en équilibre lors d’un galop en s’accrochant à la crinière. Grisé par la vitesse, il se sent pour la première fois aussi rapide et agile que les autres chasseurs. A partir de ce jour, il commence à s’exercer au maniement du propulseur, d’abord sur cible fixe, sans se déplacer, puis juché sur le dos de sable-tacheté. Les premiers tirs en mouvement sont complètement ratés mais petit à petit, il acquiert de la précision et s’aperçoit qu’il arrive intuitivement, en même temps, à faire tourner le cheval en imprimant un mouvement de genoux d’un côté ou de l’autre. Après plusieurs jours d’exercices discrets en compagnie d’Akal, il décide de montrer sa technique aux autres membres du clan. A la fin de sa démonstration, la moitié des membres l’entourent, admiratifs. Il remarque particulièrement les yeux brillants d’excitation d’Aeva et sent son cœur se dilater. L’autre moitié du clan regarde la scène avec circonspection. Dans la soirée, au cours de la veillée, les premières objections émanent d’Alan, le plus expérimenté des chasseurs.
« C’était spectaculaire, mais il faudra beaucoup d’exercice pour pouvoir tuer une proie vivante du dos d’un cheval, je pense qu’il valait mieux réserver son utilisation pour le transport. Pour chasser, il faut être discret et un cheval ne l’est pas. Dans notre clan, il faudrait que tous les chasseurs puissent avoir un cheval et cela demanderait trop de temps pour nourrir et s’occuper de tant de chevaux. En, plus, Tawal, tu as encore essayé une chose nouvelle sans en parler, cela n’est pas à toi de décider mais au clan entier. »
« Alan, tu n’as jamais fait attention à ma difficulté à courir, s’il en faut pour tout le monde, est-ce que tu as pensé à ceux qui ne pouvaient pas chasser ? A ce que je pensais, enfant, quand je vous voyais partir et surtout revenir, fiers de ramener vos prises et que je ne pouvais que regarder ? Pour moi, cela ne sera que revenir à une situation normale, j’ai le droit d’être comme tout le monde, j’ai le droit, moi aussi, d’aller chasser ! »
« Mais, nous ne savions pas que cela te manquait, tu sais bien que ce que tu fais est important pour tout le monde. Avec ta force, personne n’arrive à couper autant d’arbres que toi et transporter autant d’os. Pour faire des outils, des cabanes de chasse, pour se chauffer et tu sais que c’est aussi important que de chasser » précise Alan.
« Pour toi peut-être, mais quand on est comme moi, cela n’est pas un choix, essaye de penser à ce que je ressens quand vous reveniez de chasse et que tous se précipitaient à votre rencontre, là encore, j’arrivais en retard, je veux être comme les autres et maintenant je pourrais le faire ! »
Les échanges se prolongent jusqu’à tard dans la nuit sans que les deux opinions ne se rejoignent complètement. Tawal a réussi à convaincre une bonne moitié du clan de la justesse de sa position et à faire douter l’autre moitié. Alors qu’il regagne le fond de la grotte pour aller dormir, Aeva l’aborde doucement et l’invite à partager sa couche. Le lendemain est un nouveau jour de chasse aux cervidés. Dès l’aube Tawal a préparé et scellé le cheval. Sans discussion, il se juche sur son dos et prend la tête de la file des chasseurs, juste précédé par Aeva qui tient la longe. Kaen et Eve ferment la marche.
22 – Sélection
« Tu as vu qu’Aeva et Tawal ont passé la nuit ensemble » demande Kaen.
– Oui, et ça les regarde, chacun est libre.
-Mais il y a encore quelques jours Aeva ne regardait même pas Tawal et depuis qu’il s’exprime et qu’il entraîne la moitié du clan par ses arguments, elle s’intéresse tout à coup à lui. Lui, qui était invisible, devient tout d’un coup séduisant parce qu’il a de l’influence, tu trouves cela normal ?
– Je trouve cela nouveau et inquiétant car d’autres vont vouloir faire pareil et rentrer dans la compétition. Jusqu’à maintenant c’était sans grande importance, mais là, je ne sais pas jusqu’où cela pourra aller. Je suis inquiète parce que cela me rappelle que nous avions observé la manière de vivre d’une troupe de loups avec Axal. Je trouvais la compétition entre eux et la domination d’un couple sur les autres, curieuse, surtout que la plupart se laissaient commander et le plus étrange était que certains couples soutenaient même les deux dominateurs. Ils étaient eux-mêmes dominés et faisaient obéir les autres, y compris par la violence. J’espère que nous n’allons pas nous mettre à vivre comme des loups !
– Je ne vois pas pourquoi on changerait à ce point, je sais, tu vas me parler de ton idée, mais cela n’est quand même pas une simple idée qui peut révolutionner à ce point notre manière de vivre.
– Regarde bien, à commencer par nous ! Akal et toi vous vous êtes mis à me vouloir pour vous tout seuls, vous avez délaissé Aeva qui par dépit s’est tourné vers Tawal ; et Ladan, pour qui j’ai tellement d’attachement va mal. Cette simple idée, comme tu dis, à une force étonnante, une force qui nous fait nous opposer, nous affronter.
– Est-ce que tu as une idée de la raison qui nous fait changer à ce point ?
– Peut-être un peu, oui, j’y ai beaucoup réfléchi et je pense que maintenant que nous savons que c’est le liquide qui sort du sexe des hommes qui fabrique les petits, nous voulons choisir les pères, car nous avons constaté leurs ressemblances avec les enfants.
-Étant donné tout ce que nous devons faire ensuite pour les élever, les femmes privilégient certains hommes plutôt que d’autres !
-Et les hommes comme Tawal l’ont compris. Sans le pouvoir qu’il a pris sur les autres, il n’aurait, sans doute, plus été choisi par les femmes, étant donné son physique.
-Oui, et l’amitié que nous ressentions tous et toutes, les uns pour les autres, commence à n’être plus réservé qu’à certains ou certaines. »
D’un signe, un des hommes demande le silence. Il indique, d’un geste précis, la manière de se coordonner. Le groupe s’est arrêté à la lisière d’une forêt, certains se déploient en ligne tandis que d’autres chasseurs, au nombre des doigts d’une main, s’enfoncent à pas feutrés sous les frondaisons, le pisteur ayant repéré des traces fraîches.
Ils doivent effrayer un lynx car le félin sort comme une flèche du bois. Sable-tacheté, effrayé, commence à hennir. Tous les regards, dont certains nettement désapprobateurs, se tournent vers le trio. Aeva tient fermement sa longe tandis que Tawal tente de le calmer en lui flattant l’encolure. Le cheval, rassuré retrouve son calme. Soudain, trois biches sortent en bondissant du bois, deux d’entre elles tombent foudroyées par les lances tandis que l’une d’elles poursuit sa fuite, blessée au cou. Tawal, solidement accroché à la crinière du cheval, tambourine des pieds contre le ventre de son cheval et lance l’équidé dans la direction de la proie blessée. Celle-ci, déjà affaiblie, est rapidement rattrapée et d’un geste précis de son propulseur, le cavalier lui transperce le flanc ; elle s’écroule à quelques pas de là.
Précautionneusement, l’homme met pied à terre, s’assure de la mort de la biche et la hisse en travers du dos, sur la croupe du cheval, puis, avec difficulté, vient s’asseoir devant le cadavre. Le cheval trapu ne semblant pas gêné par cette double charge, il se met doucement en marche et rejoint bientôt le reste du groupe qui a commencé le travail le dépeçage. Tawal est accueilli par des yeux admiratifs, particulièrement ceux d’Aeva, brillants de fierté. Elle lance un regard étrange à Akal, Kaen et Eve, regard de défi analyse rétrospectivement Eva, lorsque ce type de comportement commence à se manifester suffisamment régulièrement parmi les membres de leur communauté pour qu’on éprouve le besoin de l’identifier et de le nommer. La viande découpée est répartie dans chaque panier de transport, à l’exception de la biche tuée par Tawal qui est solidement attachée sur le dos du cheval, servant ainsi de dossier au cavalier. Les membres du clan acceptent de porter plus, sans qu’aucune discussion n’ait lieu, pour que Tawal revienne à cheval.
A l’arrivée, les enfants du clan, venus à la rencontre des chasseurs, font fête au cavalier transportant seul une biche entière qu’il a tué du haut de sa monture. Aeva chemine maintenant à ses côtés, ostensiblement.
23 – Propriété
Alors que durant la saison chaude, on va souvent nu, Aeva sort un matin de la grotte, au bras de Tawal, les hanches et le sexe couverts par un large rectangle de cuir devant et derrière. Une cordelette entoure sa taille et retient le cuir contre les fesses et le bas de son ventre. Elle informe alentour que Tawal lui a demandé de cacher ce qu’elle a de plus précieux afin que cette partie de son corps soit réservée à son seul regard. Quelques temps plus tôt, cette atteinte à la liberté et au partage auraient suscité débat et désapprobation mais le « clan Tawal », qui représente maintenant presque la moitié de la communauté soutient avec enthousiasme toutes les initiatives de ce qui est devenu une espèce de shaman supplémentaire.
Eve se dit qu’elle aurait, elle aussi, intérêt à faire la même chose, mais pour d’autres raisons. Le fait de cacher l’objet du désir aux regards des trois garçons qui se disputent ses faveurs calmerait peut-être les tensions entre eux. Cela pourrait faire revenir de la sérénité par là où la tension est apparue, pense-elle.
Les jours qui suivent il n’y eu pas d’incidents notoires, Eve tente d’équilibrer au mieux les relations avec ses trois amants et les veillées ont lieu presque normalement. On chante, danse, raconte des histoires anciennes mais on ne parle plus du présent, évitant ainsi des débats qui dégénèrent maintenant presque systématiquement. Petit à petit, les relations de travail, de loisirs et les relations plus intimes se modifient. La séparation des idées créer la séparation des corps. La cueillette se fait par équipe, d’un côté, le clan Tawal. De l’autre, qui continue à ne pas vouloir et donc avoir de leader affirmé, mais toujours des personnes qui organisent et coordonnent les activités au vu de leurs compétences, les autres membres ne partageant pas ses idées. Le troc, qui était jusqu’alors réservé aux échanges avec l’extérieur fait son apparition au sein même du clan. La chasse de proximité, la pose de pièges et la pêche se pratiquent également par équipe de même sensibilité. Le quotidien marque la création progressive de deux clans que seuls les liens du passé maintiennent encore dans un semblant de communauté et que la différence de vision du monde écarte inexorablement.
24 – Désirs
Eve se rend vite compte de l’échec de sa tentative d’apaiser les tensions entre ses prétendants. Lors des marches ou des courses pour la chasse ou la cueillette, les rectangles de cuir qu’elle a adopté, elle aussi, hypnotisent les garçons au lieu de les apaiser. Ils semblent obnubilés par le mouvement de ses hanches. Ils n’ont jamais observé ses seins avec autant d’attention surtout lorsque la course les agite en rythme. Elle voit que sa proximité créer des émotions chez les garçons, restés nus, qui se traduisent par des érections involontaires, particulièrement lorsqu’un saut ou un pas de course soulèvent ses rectangles de cuir laissant apparaître, brièvement, sa toison claire ou ses fesses musclées, dont la peau, protégée du soleil par les panneaux de cuir, commence à éclaircir. Elle voit que cette situation les gêne et créer tension et malaise entre eux là où, il y a quelques temps, ils se seraient tout simplement arrêter pour apaiser leurs désirs sexuels par un plaisir partagé.
Du côté des poulains nouvellement capturés, la captivité commence à être mieux tolérée, Aeva et Akal se chargeant particulièrement de les habituer à la présence humaine. Les trois poulains enfermés dans le même enclos se sont accoutumés l’un à l’autre. Les petits suivant systématiquement les pas de leur aîné comme s’il s’agissait de leur mère, la stratégie de les faire sortir ensemble pour dresser les plus jeunes est de ce fait adoptée. Pour l’aîné des poulains, le hasard et les jeux des enfants avaient décidé de son utilité. Pour les suivants, l’objectif du dressage pour le transport est posé dès le départ. Des sacs de transports, fabriqués pour leurs jeunes corps, les habituent à porter un poids, très léger dans un premier temps. Dès qu’ils en ont la force, un enfant est juché sur leurs dos, Aeva les faisant tourner prudemment autour d’elle en tenant fermement leurs longes. Quelques temps plus tard, elle commence à les monter, d’abord à l’abri de l’enclos, puis, progressivement, elle les habitue à être guidés par les jambes et à adapter leurs vitesses aux mouvements du corps de la cavalière.
25 – Délimitation
Un matin, une équipe de cueillette menée par Tawal revient à la grotte avec deux de ses membres légèrement blessés, l’un au nez, l’autre autour de l’œil. Guidé par Tawal, ils ont dépassé le périmètre habituel de cueillette de leur communauté et ont empiété sur celui du clan du loup. L’autre moitié du clan du cheval apprend ce jour-là que cette transgression est devenue habituelle depuis au moins une lune. Dans un premier temps, les membres du clan du loup n’avaient pas réagi car il arrive qu’un clan vienne chez l’autre pour rechercher des plantes rares chez lui. Là, il ne s’agit plus de cela, Tawal et sa troupe empiètent systématiquement sur le territoire des autres en arguant du fait que les graminées sont simplement plus belles et plus faciles à cueillir à ces endroits-là. Après des remarques d’abord amicales, le ton est monté entre clans, jusqu’à ce qu’aujourd’hui, plusieurs hommes en viennent aux mains.
Le débat est à nouveau très houleux ce soir-là au sein du clan du cheval. Il est reproché à Tawal de ne pas respecter le clan voisin et de créer, une fois encore, de la tension et des mauvaises relations entre les gens. Cela paraît particulièrement grave à beaucoup car les liens d’amitié et de parenté sont nombreux entre les deux groupes.
Extrêmement habile à trouver des justifications à ses actes, Tawal, une fois de plus, discourt avec emphase dans le but de faire oublier son absence de respect des règles et d’autrui en général.
« Je pense d’abord à nous, avec beaucoup moins de temps, nous revenons les sacs pleins, je ne vois pas pourquoi faire des efforts en plus pour être bien vu des voisins, nous n’avons pas besoin d’eux. En second lieu, personne n’a jamais défini les limites entre nos territoires et je ne trouve pas logique que notre frontière s’arrête quelque part au milieu d’une forêt, je pense que la meilleure et la plus sûre des délimitations doit être constituée par la rivière qui coule au fond de la vallée. Si nous prenons ce repère, nous n’étions pas sur un autre territoire mais bien sur le nôtre. » Encore une fois, malgré les protestations d’une moitié de la communauté, les membres de son demi clan abondent dans son sens et les arguments de respect mutuel ne sont pas du tout entendu par son groupe.
« Akal a suggéré une bonne idée, dès demain, nous irons marquer notre territoire avec de longues pierres que nous allons graver de la marque du cheval et que nous dresserons tout autour de notre territoire. » décide Tawal avec détermination.
Son demi-clan approuve bruyamment et l’autre moitié du groupe, après avoir tenté de protester en insistant sur les conséquences imprévisibles de telles décisions, abandonne en ordre dispersé le terrain au clan adverse.
Les jours suivants sont occupés à délimiter précisément le territoire du clan du cheval, en bougeant, au gré de la logique expansionniste de Tawal les frontières jusqu’ici tacitement reconnues par tous. Tandis qu’une moitié de clan poursuit l’approvisionnement en prévision de la saison d’hiver que les premiers frimas commencent à annoncer, l’autre moitié, appliquant à la lettre les directives de Tawal, dresse de longues pierres qu’elle a gravé, déterminant ainsi un périmètre visible tout autour du territoire. Tawal profite de ces moments pour réorganiser les relations au sein de son groupe : il a sa garde rapprochée, composé d’Akal et, bien sûr, d’Aeva ainsi que de deux autres chasseurs, auxquels il délivre compliments, confidences, promesses de puissance et de prestige. Pour d’autres, ces largesses sont distribuées avec plus de mesures mais chacun en reçoit tout de même une part. Il a demandé aux couturiers et couturières de confectionner une tunique pour lui et une autre pour Aeva qui marquera la richesse et la grandeur du clan du cheval. Plusieurs veillées ont été utilisées à penser, organiser et mettre en œuvre le projet. Les tuniques sont fabriquées avec le plus beau cuir, les teintures les plus éclatantes. Des perles d’ivoires, taillées dans des cornes de mammouth patiemment polies, ainsi que des coquillages, délicatement triés et percés, viennent ensuite décorer la parure. Jusqu’ici, les travaux d’ornements de vêtements, de peinture corporelle, de scarification et de tatouage permettaient d’identifier les jeunes des différents clans lors des cérémonies de passages rituels des nouveaux chasseurs. Pour la première fois, elles vont servir de signe distinctif de puissance et de prestige, désir jusqu’alors inconnu des communautés.
On voit maintenant le couple formé par Aeva et Tawal se déplacer fréquemment à cheval. La dernière grande chasse de la saison est programmée un jour de pleine lune afin de pouvoir, si besoin, poursuivre la battue au-delà du jour. Naturellement le couple enfourche les jeunes chevaux, suivi d’Akal qui tient la longe du plus jeune poulain, tandis que le reste des chasseurs les suivent, à pied. La soirée précédente a servi à préparer cette chasse, notamment à déterminer le nombre d’animaux à tuer. Elle se déroule d’abord au mieux, les chevaux et les propulseurs rendant les actions de chasse considérablement plus faciles et moins dangereuses. L’incident a lieu au moment de répartir la viande pour la transporter. Tawal accroche une biche en travers de sa monture, ce qui ne suscite aucune réaction, la chose étant rentrée dans les habitudes et la justification de cette inégalité admise. Lorsqu’il commence à organiser la seconde monture de la même façon, avec la biche la plus légère étant donné la moindre force du jeune poulain, les protestations fusent. « Il n’est pas question de transporter sur une si longue distance l’équivalent du poids d’Aeva, rien ne justifie qu’elle ne marche pas, comme les autres, à pied, en portant sa part. » Les traits du visage de Tawal se durcissent instantanément et tout son corps se raidit.
«Ici, c’est moi qui décide, je ne laisserai pas ma femme transporter un lourd fardeau alors que je suis sur un cheval, ça serait indigne de son rang » s’énerve-t-il.
26 – Violence
« C’est complètement injuste et rien ne peut le justifier, nous ne te laisserons plus faire » rétorque Alan, sur le même ton. Sans qu’il ait le temps ni le réflexe de se protéger tellement le geste est nouveau, il reçoit le poing de Tawal en pleine figure. La force du coup casse net le nez et les incisives de sa mâchoire supérieure. La stupéfaction fige tous les visages. Après quelques secondes une moitié du clan se retrouve d’instinct devant l’autre, tous les sens aux aguets. Eve se précipite au secours d’Alan, gisant au sol, sans connaissance, le visage en sang. Elle écoute son cœur et perçoit son battement. Elle essuie précautionneusement son visage à l’eau. La fraîcheur du liquide sort l’homme de son inconscience. Il gémit faiblement, tandis que plusieurs hommes rendus furieux se jettent sur Tawal. Les coups se mettent à pleuvoir, il en reçoit plusieurs, sa paupière droite saigne, mais il continue, de ses bras surpuissants à les rendre, furieusement. Certains éléments de son groupe, un moment interdit, viennent l’appuyer, tandis que d’autres restent à distance, choqués par son attitude. Au bout d’un moment, les membres des deux clans restés en dehors du pugilat interviennent pour tenter de séparer les belligérants. Ils prennent, eux aussi, plusieurs coups mais parviennent à isoler Tawal, ce qui étouffe progressivement l’engagement. Tawal et une partie de son clan s’éloignent, tandis que les autres se regroupent autour des blessés. A part, Alan, les blessures ne sont que bleus, bosses et paupières enflées. Pour Alan, Eve a sorti de sa trousse des plantes qu’elle écrase dans un bol en bois en les mélangeant à un liquide sorti de l’estomac séché d’un petit animal. A peine l’a-t-il avalé que son masque de douleur se détend et qu’une sorte de somnolence vient mettre à distance le choc du traumatisme qu’il vient de subir.
Une civière est confectionnée et on le ramène en état de semi conscience. Un chasseur part en éclaireur pour s’assurer que le clan Tawal n’occupe pas la grotte ou ne prépare pas une attaque sur le chemin y menant. Arrivé à leur caverne, tandis qu’Eve et Amane, la guérisseuse, s’occupent des blessures, les autres membres s’interrogent sur ce qu’il faut faire. Après une brève discussion marquée par l’inquiétude voire la peur de beaucoup devant cette situation inédite, la fuite est évoquée devant la violence du clan Tawal. L’échange permet de calmer cette peur mais la colère et la volonté de ne plus subir cette violence les décide à modifier les emplacements qu’ils occupaient jusqu’ici dans l’habitation et de se regrouper contre la paroi ouest, celle qui offre à la fois une protection naturelle du fait de rochers formant palissade et une possibilité de fuite en cas d’agression.
27 – Deux clans
Armes, ustensiles, vêtements sont déménagés à la hâte. Ils regroupent leurs affaires dans ce qu’ils considèrent maintenant comme leur partie de la grotte. Lorsque le clan Tawal approche, tous se lèvent, une lance à la main. Les hommes de Tawal restent hors de portée des lances. De là où ils se trouvent, ils se rendent compte du déménagement des affaires et de la séparation de la grotte en deux parties. Après une courte délibération, Aeva s’avance vers eux, seule. Ashan, le shaman s’avance à sa rencontre.
« Nous nous sommes installés dans une moitié de la grotte. Nous ne sommes plus décidé à nous laisser faire par Tawal, nous n’acceptons pas qu’il nous donne des ordres, il n’a, à nos yeux, aucune légitimité, surtout depuis qu’il a frappé Alan. Ce qu’il a fait est très grave, Alan n’aura plus de dents, son nez est cassé, il aura toute sa vie le visage marqué par la violence de Tawal. Il n’avait aucune raison de faire ce geste. Si vous n‘acceptez pas le partage de la grotte, nous sommes prêt à nous défendre mais dans le cas contraire, nous acceptons de cohabiter à condition de n’avoir plus aucun contact avec Tawal. Cette partie de la grotte nous appartient maintenant et, à tout franchissement des rochers qui coupent la grotte en deux, nous réagirons. Nous avons pris la moitié des affaires que nous avions en commun bien que nous soyons depuis ce jour plus nombreux que vous. Sois vous acceptez le partage de la grotte, soit vous allez en rechercher une autre, nous partagerons les réserves de nourriture avec vous » assène Ashan.
« Je vais transmettre aux autres ce que tu viens de me dire », bafouille Aeva, impressionnée par les exigences à transmettre et par ce qu’elles impliquent pour les membres du clan.
Après plusieurs allers retours, entre ce qui se transforme sous ses yeux en deux clans, pour faire part des exigences de Tawal, Aeva annonce que le clan Tawal s’installe dans sa partie de grotte. Tawal a exigé de garder les chevaux, les vêtements de cérémonies, les ustensiles de cuisine et de service les plus décorés ainsi que les armes d’apparats ; le reste des affaires étant partagées à l’avantage de son clan, du fait de son infériorité numérique. Le clan d’Ashan, est révolté par les exigences d’une personne qui a provoqué, par son comportement violent, la situation angoissante qu’ils vivent, mais ne veut cependant pas risquer un nouveau conflit.
Le clan de Tawal s’installe mais, alors que le clan voisin s’est organisé pour que chacun puisse exercer ses activités le plus pratiquement possible, comme auparavant, le nouveau schéma qu’impose Tawal prend d’abord en compte son installation avec Aeva, puis l’installation de sa garde rapprochée, composée d’Akal et de deux autres chasseurs, puis, enfin, les membres restant de son clan.
28 – Pourquoi ?
Même si les rochers séparent naturellement les deux espaces et que des troncs taillés sont venus compéter la palissade, le son des voix, sauf à s’exprimer à voix basse, passe d’un côté à l’autre. La méfiance a fait son apparition et au moins deux gardes demeurent de chaque côté de la séparation pour s’assurer de la sécurité de leur habitat lorsque les clans s’éloignent pour continuer leurs tâches habituelles. Toutes les activités s’organisent à présent de manière séparée. En soirée, lors de la veillée, le clan d’Eve s’interroge souvent sur ce qui leur arrive. Ils ne comprennent toujours pas qu’un seul homme puisse provoquer autant de changement autour de lui et comment, malgré une conduite totalement inacceptable, que d’autres puissent le suivre. Les personnes qui n’ont changé de camp qu’après la violence de Tawal sur Alan expliquent qu’elles ont été séduites par ce qu’il promettait la vie plus facile, leurs désirs comblés, des chevaux pour tous, plus aucune limitation et des partenaires sexuels attirés par leur nouvelle puissance, leur nouveau prestige.
Ceux qui ne l’ont jamais suivi et qui ont pris conscience, dès le départ, de ses dérives expriment leur incompréhension car, au clan du cheval, ils ne manquaient de rien, ils avaient chaud, avaient souvent les partenaires qu’ils voulaient, pratiquaient les activités qui les attiraient le plus, mangeaient à leur faim, bénéficiaient de l’attention des autres membres. Ceux qui se sont récemment détachés de son influence, reconnaissent qu’avec le recul, cela leur paraît évident mais qu’ils viennent de sortir de la fascination qu’a exercé Tawal sur chacun d’entre eux. Ils se sont mis à le croire et à le suivre pour tout et sur tout. Jusqu’alors, chacun choisissait et était choisi par la communauté pour les spécialités qu’il allait pratiquer et en tirait naturellement légitimité et juste autorité. Tous participaient pourtant à l’ensemble des activités et sauf urgence ou danger, les décisions du clan étaient prises en concertation, souvent éclairées par les spécialistes reconnus dans leurs activités de prédilection. A présent, Tawal s’estimant être le plus qualifié sur l’ensemble des sujets concentre toutes les décisions. Il bâtit son autorité en mêlant habilement séduction et domination. Le réveil brutal, pour ceux qui viennent de s’en détacher, a été provoqué par son geste d’une extrême violence sur Alan. Cette violence était jusqu’ici totalement absente de leurs relations et chacun reconnaissait Alan comme le chasseur le plus expérimenté, le plus efficace en cas de coup dur et comme un compagnon toujours joyeux et attentionné.
La saison froide prend fin sans que le climat entre les deux demi clans ne se réchauffe. De temps en temps, lorsque deux personnes des clans adverses se rencontrent hors du regard des autres membres, il arrive qu’ils se disent leurs regrets de n’être plus ensemble, leur nostalgie du temps passé, leur vécu d’impuissance à changer les choses et les liens qui persistent entre eux, malgré tout.
La tension entre les clans s’est mise à toucher les enfants. Les bébés, si calmes jusqu’alors, se réveillent en pleurs, l’air effrayé ; Les adultes ont d’abord cru à une douleur physique mais devant la multiplication des cas, ont commencé à soupçonner que les nourrissons, comme la mousse absorbe l’eau, se sont mis eux aussi à percevoir et à partager les émotions que les parents ressentent. Leur anxiété et la compétition a aussi atteint les plus jeunes. Au cours des jeux, auparavant les enfants s’identifiaient à un ours pour sa force, à un lapin pour sa rapidité, à un renard pour sa ruse ou à un adulte pour sa dextérité ou son courage. Jamais ils ne se comparaient entre eux alors que maintenant les « je courre plus vite que toi, tu es moins fort que moi, je te battrais au tir, quel maladroit, quand je serais grand, je te commanderais » fusent de plus en plus. Les enfants des deux clans devenus ennemis, se sont même battus. Il y a quelques lunes encore, il arrivait qu’ils se fassent involontairement mal au cours d’un jeu : ils imitaient leurs aînés en endossant les rôles de chasseurs ou de bête chassée. Là, ils ont recréés les deux clans et se sont battus pour remporter la victoire sur les autres. Certains sont revenus intacts de la confrontation tandis que d’autres arborent de beaux bleus. Même si l’objectif n’était pas de faire mal aux autres, les plus décidés à gagner n’ont pas hésité à distribuer des coups de pieds ou de poings à d’autres enfants.
Ata se déclare inquiète du changement de comportements des enfants : « Cela me rappelle les manières d’agir de Tawal quand il était petit. Il n’était pas comme les autres. Je ne l’avais jamais dit, mais c’est un enfant trouvé. Nous l’avons découvert, bébé très affaibli, abandonné par son clan, près d’une rivière. Nous avons réussi à le maintenir en vie mais nous avons longuement discuté pour savoir ce que nous devions en faire. Il avait sans doute été abandonné à cause de son physique. Il rappelait une race d’homme qui a disparu, elle avait, comme lui, une tête aplatie, des gros sourcils et un corps plus fort que les nôtres. Il arrive encore que des enfants naissent avec certains traits physiques de cette race. Ils portent malheur. Les clans ont peur qu’il ramène la discorde et qu’on se mette à s’entre-tuer comme les membres de cette espèce disparue.
-C’est justement ce qui est arrivé, c’est vrai qu’il porte malheur et que nous aurions dû le laisser au bord de sa rivière.
– L’idée que l’on puisse abandonner un enfant à une mort certaine me choque toujours autant mais je me rappelle que quand nous l’avons recueilli, dès qu’il a repris des forces, il n’a pas arrêté de crier, il ne dormait presque pas, il se réveillait en pleurs. Nous n’avions jamais vu un bébé comme lui, nous avons cru qu’il n’allait pas survivre. Il est resté comme ça tout une saison et nous n’arrivions pas à le calmer, même en le portant, en le berçant, en lui parlant, en chantant, en courant, je crois qu’on a tout essayé, il avait tout le temps peur. Je pense que c’est parce qu’il avait failli mourir, abandonné. Il avait presque une saison entière quand cela a commencé à se calmer mais je pense que l’insécurité qu’il avait en lui est resté. Il y avait aussi un autre sentiment que nous ne connaissions pas, c’était une sorte de haine de lui-même et de méfiance des autres. Nous avions l’impression qu’il nous avait perçus comme des êtres hostiles au début et ensuite comme des personnes incapables d’assurer sa sécurité. J’espère que les enfants ne seront pas comme lui quand ils auront grandi sinon c’est la survie des clans qui est en jeu. Jusqu’à maintenant, les bébés reçoivent tout l’amour de leur mère car elle est, elle-même, entourée de notre attention et de notre amour. Ensuite, très vite c’est chacun qui est attentif à chaque petit. Dès qu’il grandit un peu, il doit ressentir tout cet amour autour de lui et cela le bâtit, solide et serein. Maintenant, j’ai peur de ce qui se passera, si nous arrêtons cette transmission paisible.
Lors des veillées, un changement de lieu d’habitation était parfois évoqué, souvent après que le chef du clan voisin se soit exprimé pour que ses menaces, voilées ou explicites, soient entendues et inquiètent le clan mitoyen. L’hypothèse d’aller vivre avec le clan du loup avait même été avancée car elle semblait la plus naturelle, du fait des nombreuses relations qui unissaient les deux communautés.
Un matin, Lata quitte discrètement le clan Tawal et vient rejoindre le demi-clan du cheval qui a fait sécession. Elle retrouve sa sœur, Lara qui n’avait jusqu’ici pas compris son choix de rester dans l’autre clan commandé autoritairement par Tawal. Il est visible que les deux filles sont sœurs, nées en même temps, de la même mère. Elles se ressemblent physiquement et pourtant, les traits réguliers du visage de Lara semblent déformés chez sa sœur, les pommettes saillantes chez l’une sont aplaties chez l’autre, le nez un peu long mettant en valeur les grands yeux clairs de l’une semble perdu, chez l’autre, au milieu d’un visage de souris.
Malgré les questions de sa sœur et des autres femmes, elle reste muette tandis que sa petite figure pointue semble s’être encore allongée tellement son regard paraît triste et éteint. Elle n’avale aucune nourriture et s’allonge sans un mot. Le lendemain, son immobilité n’inquiète pas dans un premier temps mais, à la mi-journée, sa sœur commence d’abord doucement puis ensuite plus vigoureusement à tenter de la réveiller, en vain. Amane et Eve vérifient ses fonctions vitales, sa respiration est faible et lente, son rythme cardiaque inquiétant. Sa pupille semble anormalement dilatée ; après un bref échange, elles soupçonnent un empoisonnement. Elles décident d’utiliser un vomitif et Eve revient rapidement de leur coin aux herbes avec sa grande trousse. Elle montre à Amane la préparation manquante :
« Regarde, il manque notre préparation pour endormir les blessés, tout a disparu, si c’est Lata qui a tout avalé, elle est en danger ; elle peut ne jamais se réveiller avec une dose pareille. Est-ce qu’on essaye quand même de la faire vomir ?
-Oui, si son corps n’est pas déjà trop faible pour conserver ce réflexe. »
Elles la tiennent assise et lui font avaler une mixture verdâtre et légèrement épaisse avec difficulté car elles doivent lui maintenir la bouche ouverte en basculant sont tronc vers l’arrière. Soudain, une faible toux fait sursauter sa poitrine et ses lèvres virent rapidement au mauve. Les deux guérisseuses la repoussent rapidement vers l’avant et Eve la soulève en l’encerclant de ses bras au niveau de son estomac. En position debout, le buste de la malade commence à basculer vers l’avant mais Amane intervient pour le maintenir à la verticale. Eve, les mains jointes sur l’abdomen de Lata, tire brusquement vers elle, comprimant fortement l’estomac à plusieurs reprises. Le liquide qui avait obstrué les voies respiratoires est régurgité et les guérisseuses reconnaissent aussitôt, dans le vomi, la couleur taupe de leur médication destinée à endormir les malades.
La sueur perle au front d’Eve quand elle repose le corps inerte.
« Tu as vu, je crois qu’une partie de l’anesthésiant était encore dans l’estomac, je crois qu’elle n’avait, heureusement pas digéré tout le médicament !
-J’espère que cela suffira, et qu’elle a assez vomi ; profitons qu’elle soit encore tonique pour lui faire avaler notre préparation pour faire accélérer son cœur. »
Elles s’exécutent et parviennent à lui faire avaler tout le liquide, cette fois-ci, sans fausse route.
« C’est bon signe, maintenant, il ne reste plus qu’à attendre.»
Elles se relayent et Eve fait remarquer, la gorge nouée, que c’est la première fois que leurs médicaments servent à s’empoisonner et qu’il faudra maintenant prendre des précautions concernant les remèdes les plus puissants.
« Tu veux que nous les cachions ? demande Amane.
-Je ne sais pas, oui, ou que nous attendions pour faire certains mélanges d’en avoir besoin. Cela risque de nous gêner dans certaines situations mais, si Lata l’a utilisé contre elle-même, quelqu’un du clan Tawal pourrait s’en servir aussi contre l’un d’entre nous.
-C’est fou ce que tu dis mais cela pourrait devenir vrai, je ne sais pas ce qui nous prend, nous devenons dangereux les uns pour les autres. Oui, il faudra que nous voyions ça rapidement. »
Le lendemain, dans la journée, Lata sort péniblement de son inconscience mais n’émerge véritablement de cet état que le surlendemain. Amane, Eve et la sœur de la suicidée la questionnent sur la raison d’un acte aussi grave contre elle-même ; au départ sans succès. Lata semble cadenassé dans son mutisme. A force de questions, d’énervement et de pleurs de la part de sa sœur, Lata sort de son silence tandis que les larmes s’écoulent, sans bruit, sur son petit visage ingrat.
« Je ne voulais plus vivre, je n’ai plus ma place ici. J’avais choisi de rester avec Tawal parce que je pensais pouvoir exister, être remarquée par un homme. Depuis toute petite, je me suis aperçue que personne ne me regardait avec plaisir, même maman souriait naturellement en te regardant alors que son regard glissait sur moi comme un nuage poussé par le vent. Même si personne ne me rejetait, je sentais que personne n’avait de plaisir à me regarder. Plus grande, c’était moi qui allait vers les garçons et très rarement le contraire et sans doute quand cela arrivait, cela n’était pas par envie mais par gentillesse. Je me rappelle, plus d’une fois, avoir senti un garçon se ramollir en moi alors que cela ne leur arrivait pas avec les autres filles ; même s’ils le voulaient, ils ne pouvaient pas tricher avec leur manque de désir. Cela n’était pas agréable mais je n’étais pas malheureuse avant ton idée Eve, mais là, je me suis dit qu’à partir de maintenant, il faudrait me faire remarquer pour avoir ma place et pour exister avec les hommes. J’ai pensé qu’en choisissant le clan Tawal et en me rendant indispensable à la chasse, je serais admirée. Vous savez que mon surnom de petite souris viens d’abord de ma taille et de ma figure mais aussi, du fait que je vois mieux que les autres. J’ai toujours été plus attentive à tout ce qui se passe autour et ceci, sans que personne ne me remarque. A la chasse, je distinguais le gibier, même silencieux et immobile avant les autres. J’ai cru que cette qualité serait reconnue par Tawal et que je deviendrais un personnage indispensable dans l’organisation de son équipe de chasse. Je ne m’étais pas aperçue qu’avec le cheval et le propulseur, la discrétion et le discernement devenaient secondaires tandis que la vitesse et l’adresse au tir devenaient prioritaires. J’étais dépassée, et, dans le clan Tawal je n’existais plus si je ne servais plus. Les hommes se sont mis à se moquer de moi avec les sourires complices des autres femmes. J’étais devenue le vilain mulot, le petit rongeur inutile et laid et je n’osais plus revenir vers vous après avoir choisi Tawal, malgré tous ses défauts et ses mauvaises actions. Je me sentais coupable d’avoir préféré choisir un monstre pour essayer d’attirer les hommes et devenir désirable, plutôt que ma famille et les amis sincères et raisonnables. J’étais désespérée et j’ai décidé de venir ici mourir, pour être une dernière fois avec vous et aussi parce que je savais quelle préparation vous donniez aux blessés pour les endormir. Je me suis dit que si je buvais tout, je dormirais pour de bon. Je me suis glissée dans le coin aux herbes durant la nuit et j’ai tout bu, ensuite je ne me rappelle de rien. »
Beaucoup avaient les yeux humides à la fin de son récit. Sa sœur et sa mère pleuraient à chaudes larmes en lui rappelant leur frayeur lorsqu’elles avaient crues qu’elle ne vivait plus.
La gorge d’Eve restait serrée malgré les larmes qui inondaient ses joues depuis un long moment. Elle se sentait coupable d’avoir provoqué ce nouveau drame. Amane l’entoura de ses bras et la pressa tendrement contre sa poitrine.
« Pleure, cela te fais du bien. Je sais ce que tu penses et ce que tu ressens, nous en avons déjà parlé. Tu sais que si cela n’était pas toi, cela aurait été un autre. C’est quelque chose qui devait apparaître parce qu’il y a des moments où les choses apparaissent. Nous sommes tout petit dans la nature et nous n’y pouvons rien. Si tu n’arraches pas cette culpabilité de ton cœur, elle gâchera ta vie. J’aurais préféré que cela soit quelqu’un d’autre mais c’est toi, cette idée tu l’as eu et elle se répandra ; encore une fois, nous sommes à un moment de notre connaissance qui a créé cette idée en toi et c’est quelque chose qui nous dépasse. Toi, tu n’as été que sa découvreuse comme on découvre une plante rare ou un silex aux formes étranges, c’est simplement que tu sais regarder. Certains les ont déjà vus, sans les remarquer, mais un jour quelqu’un passe qui sait voir. Tu es celle-là et on ne peut pas être coupable de savoir regarder. Le monde autour de nous va changer. C’est comme si tu avais déterré quelque chose qui existait déjà en nous et avait été enterré, profond, pour nous protéger. C’est à nous d’essayer de rester ce que nous sommes, joyeuses et malicieuses, de trouver comment nous adapter à ce nouveau monde. A nous, spécialement les femmes, de lutter contre la violence de ceux qui voudront dominer, car c’est nous, surtout les femmes, qui seront dominées. Pour cela, on a besoin de toi, Eve, continue à être celle que tu es, heureuse, sereine, attentive et surtout pas, coupable et malheureuse. Chuuut, maintenant enlève ce poids de ton cœur, regarde à nouveau autour de toi. Je sens déjà que tu te détends. Si tu te sentais coupable, alors je serais coupable, coupable de t’avoir appris à regarder, coupable de t’avoir appris à comprendre la nature. Ta mère aussi serait coupable de t’avoir transmis ce don de voir ce que les autres ne voient pas. Toutes les guérisseuses et les guérisseurs qui se transmettent les savoirs seraient coupables. Chuuut, je sens que tes muscles se détendent, je sais que ta gorge n’est plus serrée. Je crois qu’un jour, une personne comme nous, qui sait observer et comprendre la nature, une personne curieuse comprendra pourquoi, le fait de savoir que les hommes font les bébés, donnent à tous et à toutes l’envie de séduire et de dominer. Nous comprendrons qui nous sommes et peut-être ce qu’il faut faire pour retrouver la douceur qui existait jusqu’alors. Chuuut, tes larmes s’arrêtent de couler et ton sourire revient, regarde le soleil est revenu et chauffe ta poitrine, elle s’est élargie et tu respires comme avant. Allez va. »
29 – Tentative
Une petite fille du clan s’est mise à vomir et Eve lui a fait ingurgiter une mixture épaisse. « C’est un remède qui va permettre de faire cesser tes vomissements mais j’ai besoin d’autres choses pour stabiliser le fonctionnement de tes intestins. Les plantes à ma disposition sont séchées et je préfère aller les cueillir fraîches, sinon, elles seront moins efficaces » explique-t-elle.
En s’éloignant de la grotte par l’un des chemins les plus fréquentés, elle croise Akal. Ils n’ont pas discuté depuis longtemps et c’est lui qui entame la conversation :
« Bonjour Eve, cela fait longtemps que nous ne nous sommes pas parlé mais je pense chaque jour à toi parce que tu me manques.
– Tu as fait le choix de suivre Tawal malgré sa violence, je le regrette aussi mais nous ne partageons plus grand-chose maintenant.
– Nous ne sommes pas ennemis, nous pouvons nous voir sans les autres.
– Tu soutiens une personne qui a blessé un membre du clan, qui nous a obligé à déménager et qui continue à tenter de nous faire peur. Il n’est pas question que nous nous rencontrions en nous cachant des autres, mon choix est clair et juste.
– J’ai envie de toi, tu ne peux pas me refuser cela, personne ne refuse, ou alors il faut que je t’inspire du dégoût !
– Je ne changerais pas d’avis, tout ce que tu me dis c’était avant, avant que tu ne te sépares de nous et que tu ne participes à rendre notre vie si difficile.
– Tu ne peux pas me faire cela, tu es à moi ». Il se rue sur elle et la bouscule.
Surprise, Eve perd l’équilibre et bascule sur le dos. Akal, allongé sur elle lui arrache sa protection de cuir. Elle tente de le repousser mais il s’agrippe fermement à ses épaules. Sentant son sexe en érection contre son ventre, elle le saisit des deux mains, le repousse brutalement décollant les hanches du garçon de son bassin et lui assène un vigoureux coup de genou dans les bourses. Elle entend un cri étouffé et sent brusquement l’étreinte se desserrer. Il a roulé par terre, le corps recroquevillé, le visage dans la poussière, les yeux exorbités. Il ne semble plus respirer, pourtant elle entend un faible râle sortir de ses lèvres. Elle s’enfuit et arrive hors d’haleine à la grotte. Après avoir repris son souffle, elle explique, en pleurs ce qui lui est arrivé. Les autres l’écoutent, abasourdis. Ils demeurent incrédules : Akal, garçon jusqu’alors d’une grande douceur est lui aussi devenu violent pour obtenir ce qu’il veut. Une femme du clan affirme avoir observé la garde rapprochée de Tawal dont dépend Akal, et soupçonner ces hommes de forcer les femmes à s’accoupler avec eux. Ce qui vient d’arriver à Eve et cette description de la dérive des comportements des hommes de l’autre clan bouleversent tous les présents. A son retour, Kaen est mis au courant des événements, il veut immédiatement prendre sa lance et rechercher Akal. Il faut plusieurs hommes pour l’arrêter et calmer sa colère.
Peu de temps après, ils voient Akal revenir et s’engouffrer dans l’autre partie de la grotte. Son visage est livide, il se tient courbé en deux et marche d’un pas mal assuré. Ils craignent une attaque de l’autre clan pour se venger de la blessure infligé à l’un d’eux. Les visages sont tendus, les sens aux aguets, la lance à portée de main, ils attendent d’abord en silence, puis devant l’absence de mouvements dans l’autre partie de la grotte, ils commencent à chuchoter pour prendre une décision sur une stratégie. A l’issue d’une conversation intense, à voix basse, devant la détérioration continue des relations et les deux derniers événements, la guerre des enfants et l’agression dont Eve vient d’être la victime, ils décident qu’ils doivent quitter la grotte pour aller s’installer au clan du loup, les comportements de leurs voisins de caverne devenant trop dangereux pour qu’ils puissent encore séjourner en si grande proximité.
30 – Le départ
Durant la nuit, dans l’obscurité et le silence, ils choisissent et préparent les affaires qu’ils vont pouvoir emporter. Devant la nécessité de laisser un grand nombre d’objets auxquels ils sont attachés, ils envisagent d’utiliser un des chevaux pour augmenter leur capacité de transport. La majorité estime que cette option comporte trop de risques. Pour la seconde fois, ils doivent opérer un choix douloureux et entasser dans leurs grands paniers de transport tout ce qui va leur être vraiment nécessaire pour entamer une nouvelle vie. Avant l’aube, ils réveillent les enfants et se mettent en marche. Les gorges sont nouées et beaucoup ont le regard voilé de larmes. La violence de leurs proches les obligent à s’arracher à leur grotte, à leurs habitudes si chères à leurs cœurs, à tout ce qui a constitué jusqu’ici leur sécurité et, jusqu’à il y a peu, leur bonheur et leur sérénité.
Le soleil est à son zénith lorsqu’ils entendent le galop d’un cheval. Ils cheminent alors en file indienne au pied d’une colline, aucun obstacle alentour ne pouvant à ce moment-là leur servir d’abri. Un mouvement de panique saisit le clan, ceux qui le peuvent se mettent à courir comme des lapins, dans tous les sens. Alan cri soudain « arrêtez de courir ! » d’une telle voix que chacun se fige.
« Rassemblez-vous et mettez-vous en cercle, débarrassez-vous des paniers, prenez vos lances et préparez-vous, les enfants et les plus vieux au milieu ». Les réflexes d’organisateur des chasses servent aussi pour se défendre, comme si l’autre clan était devenu un animal dangereux. Au sommet de la colline, surgit soudain Tawal chevauchant Sable-tacheté. Il arrête sa monture le propulseur à la main.
Après un long moment d’immobilité tous les sens aux aguets, il leur apparaît que Tawal est seul et qu’il vient simplement s’enquérir de la direction qu’ils prennent. Ils reprennent alors leur cheminement, les chasseurs de gros animaux ouvrant et fermant la marche, propulseurs et lances prêts à servir. Durant un long moment, Tawal les suit puis il fait demi-tour. La tension tombe dans le rang mais l’inquiétude persiste, le clan se demandant s’il ne va pas revenir avec les autres. Parmi les personnes qui fuient sa brutalité, certaines seront difficilement remplaçable, notamment les guérisseuses et les cueilleuses qui connaissent tous les coins à racines et à plantes. Elles ont craint qu’il ne soit là pour les kidnapper et les ramener de force. Après deux jours de marche, l’ex-clan du cheval arrive en vue de la grotte du loup.
De loin, ils remarquent une palissade qui n’existait pas auparavant. Elle est constituée de troncs d’arbres plantés dans le sol qui paraissent mesurer la hauteur de deux hommes. Soudain, les loups se mettent à hurler lorsqu’ils entendent leurs pas se rapprocher. Des hommes apparaissent brusquement, derrière la palissade. La partie basse de leur corps reste masquée par le haut des troncs mais leurs postures ne traduisent aucune ambiguïté, ils se tiennent prêt à lancer leurs armes sur les arrivants.
Stupéfaite par l’accueil de leur clan cousin, la communauté exilée se fige. Un homme sort mais reste à proximité de la palissade. Eve reconnaît son père et s’avance vers lui.
« Qu’est ce qui se passe, pourquoi nous accueillez-vous comme cela ? Interroge-t-elle.
– Ton clan nous a attaqué lors de nos cueillettes de plantes.
– Qui vous a attaqué ?
– Ton clan, avec Tawal et j’ai aussi reconnu Akal et Aeva, tous les trois à cheval avec d’autres qui les suivaient à pied.
– Je comprends maintenant, et qu’est ce qui s’est passé ?
– Tout un groupe de chez nous était allé cueillir des graines et des racines près du ruisseau qui sépare nos deux clans lorsqu’ils ont vu arriver sur eux trois cavaliers armés suivi d’autres personnes, courants derrière en hurlant. Il y avait déjà eu un accrochage avec un échange de coups quelques jours plus tôt. Tawal a tiré sa lance dans la jambe d’un des hommes de notre clan et lui a transpercé la cuisse. Ils ont encerclé les nôtres, les menaçant de leurs armes et Tawal a hurlé qu’ils ne devaient plus venir par là. Il avait décidé que cela appartenait au clan du cheval et que toute personne étrangère se ferait tirer dessus. Ils ont arraché les sacs dans lesquels nous ramassions les graines et ont fait demi-tour en continuant à être menaçants. Nos cueilleurs sont rentrés à la grotte, traumatisés. Depuis, nous évitons cette partie du territoire.
– Comment va votre blessé ?
– Bien, il a d’abord été soigné sur place pour arrêter le sang puis en rentrant à la grotte, Vana a cousu sa plaie. Il remarche presque normalement maintenant ».
Eve explique alors ce qu’il leur est arrivé depuis le rassemblement, ce qui les amène à fuir et à leur demander l’hospitalité. Rahal la prend dans ses bras et la serre longuement. Il lui dit de l’attendre et disparaît derrière la palissade. Eve rejoint alors son clan et rapporte les propos de son père.
31 – Installation
Les membres du clan du loup sortent et les accueillent chaleureusement. Il est décidé d’utiliser la grotte servant pour l’instant à stocker les ustensiles et les réserves de nourriture pour loger le clan du cheval. Ces réserves seront réparties entre plusieurs grottes plus petites et des palissades munies de toits en chaume seront construites afin d’agrandir les surfaces à habiter et celles qui serviront aux différentes activités des deux clans.
Durant l’hiver, le froid s’insinue dans les grottes semi ouvertes. Le clan du Loup en a tenu compte pour prendre sa décision d’installation en ce lieu, car il dispose aussi d’une grotte enterrée dans laquelle tous ses membres trouvent refuge lorsque le froid devient cinglant. Un long passage étroit, tortueux et opaque rend son accès délicat pour les personnes dont les articulations commencent à manquer de souplesse mais, à la fin du tunnel, une très vaste grotte naturellement éclairée par une étrange lumière auburn, accueille les visiteurs. Une atmosphère quasi utérine, légèrement humide et douce, apaise les sens de ceux qui y pénètrent. Les bruits et les sons semblent absorbés par la très vaste paroi voûtée tapissée d’une pierre faisant songer à une mousse aux fibres très serrées. Les installations mobilières semblent avoir été réfléchies pour respecter le climat de sérénité que dégage l’endroit. Les nouveaux membres de la communauté savent déjà qu’ils pourront tous facilement y trouver leur place tellement le lieu est spacieux et confortable.
Les nouveaux habitants commencent à s’installer en déballant leurs affaires hors des paniers de transports. Beaucoup d’ustensiles seront à fabriquer une nouvelle fois car un certain nombre de matériel n’a pu être transporté du fait de volume et de poids trop importants. Ce qui manque sera à partager, en attendant, avec le clan du loup. Un repas de fête, avec des animaux cuits à la broche est promptement organisé. La soirée est consacré à se raconter, dans le détail, les événements qui se sont produits depuis le grand rassemblement.
Au sein du clan du loup, l’idée du lien de paternité a aussi provoqué des effets indésirables. Une compétition entre garçons pour posséder et séduire les filles et réciproquement des filles vers les garçons a fait rage. C’était au garçon qui prendrait le plus de risque, se montrerait le plus adroit ou le plus agressif. Des pugilats entre garçons en concurrence pour séduire une fille ont même provoqué des blessures qui, si elles restaient superficielles, n’en n’ont pas moins marqué les esprits. Les filles ne gonflaient pas leurs muscles mais se préoccupaient de porter des vêtements plus ajustés, prenant grand soin à dessiner leurs peintures corporelles ou encore à ramener plus de graines ou d’animaux chassés. Cette compétition féminine a aussi dégénéré en conflit physique pour arracher un des garçons aux mains d’une rivale.
32 – Nouvelles règles
Les moins jeunes n’étaient pas en reste qui étalaient leurs exploits de chasse, leur habileté à tailler le silex ou construire une cabane, à réussir une recette, une cuisson, voire même à comparer les talents des enfants qui étaient ou qu’ils supputaient être les leurs. Les traditionnelles relations d’amitié et de coopération s’étiolaient, les intrigues nourries par une sourde hostilité ont même commencé à menacer la vie communautaire. L’attaque menée par Tawal contre leur clan a brusquement fait prendre conscience à chacun de la précarité de sa situation en cas de discorde. A la faveur du choc ressenti, plusieurs soirées ont été consacrées à discuter des changements induits par la nouvelle idée et aux nouvelles règles qu’il faudrait désormais inventer et adopter pour que le clan reste soudé.
Le principal problème semblait être l’absence de règles, jusqu’ici inutiles pour réguler les liens entre hommes et femmes. Il a été décidé qu’aucun homme, ou qu’aucune femme ne pourrait plus avoir plus d’un compagnon ou plus d’une compagne à la fois. Cette règle s’appliquant strictement jusqu’aux fêtes d’équinoxe durant lesquelles les couples pourront être défaits et reconstruits suivant les affinités du moment et pourront même s’échanger durant la période des solstices. En cas de désaccords ou de disputes persistants au sein d’un couple, les anciens de la communauté décideront de l’opportunité de raccourcir le pacte entre les deux membres de ce couple. Comme avant, les nouveautés et les inventions devront être discutées par l’ensemble de la communauté et adoptées, ou non à l’unanimité des membres. L’idée du lien de paternité a aussi provoqué une course au prestige et au pouvoir, là aussi, chaque responsabilité sera à l’avenir discutée par la communauté et les choix qui en découleront devront être entérinés par tous.
Quelques temps après l’adoption de ces règles, un groupe de jeunes s’en est affranchi. Il a fallu inventer un nouveau train de règles pour répondre au problème nouveau, posé par cette situation inédite. Depuis l’instauration de ces dernières, la moquerie amicale suffit en général à calmer les comportements hypertéliques nourris par les appétits de la compétition sexuelle ; si la transgression persiste, une sanction s’applique alors. La discussion a été longue et difficile sur cet aspect, tellement il paraissait incongru de faire du mal à un membre de sa propre communauté. Il a été acté, au bout de plusieurs soirées de discussions animées, que les anciens décideraient du choix d’une peine. Celle-ci pourra se concrétiser par la privation de liberté ou la séparation du reste du clan, durant un temps limité, que ces anciens détermineront. Des coups de branches souples ou d’orties ont été également proposés et choisis par beaucoup tellement la perspective d’être séparés des autres, même un temps court, parait cruelle.
Bouche bée, le clan du cheval en exil a écouté. Ils savent qu’ils devront adopter les mêmes règles s’ils désirent cohabiter avec le clan du loup. Il y a encore peu, ils auraient balayé toutes ces nouvelles contraintes, les privant de tant de liberté d’un revers de la main. Les événements récents, au sein de leur propre clan, les amènent à réfléchir avec attention à l’adoption de ces nouvelles règles de vie car ils viennent d’expérimenter douloureusement la prise de pouvoir par la ruse de quelques-uns et leur brutalité pour conserver ce pouvoir. Pour se protéger de ce danger, ils sont maintenant prêts à sacrifier une partie de leur liberté.
Les débuts de la cohabitation sont difficiles même si chacun, de part et d’autres, y met de la bonne volonté. Beaucoup d’habitudes sont bouleversées, les nouveaux doivent non seulement s’habituer à un nouvel environnement, des façons différentes de vivre, des relations et des pratiques déjà ancrées dans le quotidien de chacun mais ils doivent, en plus, se faire aux nouvelles règles permettant de calmer l’esprit de compétition né de l’idée de paternité. Si des difficultés apparaissent, de nouvelles relations d’amitié se révèlent également au fil des jours et du partage des occupations ordinaires. Depuis la rupture avec Akal et Aeva, le lien entre Eve et Kaen s’est progressivement distendu du fait des tensions provoquées par la concurrence entre les deux garçons pour la séduire. Eve ne peut s’empêcher d’en vouloir à Kaen d’avoir participé à ce gâchis. Kaen retrouve son clan et revient également à ses anciennes amitiés.
Un des chasseurs du clan du loup a adopté un des louveteaux pour l’aider à débusquer le gibier. Il savait que dans d’autres communautés, cette pratique existait depuis déjà très longtemps. Observateur comme Eve, il a remarqué l’aptitude de l’animal à repérer une proie au bruit ou à l’odeur bien mieux que n’importe quel humain. Au début le louveteau constituait une gêne pour les chasseurs, aussi, Adam a-t-il chassé en duo avec l’animal le temps de son apprentissage. Le loup s’est très vite habitué à son compagnon de chasse et semble comprendre les intentions et les attentes de son associé à deux pattes. Adam lui colle au train, observant tous les mouvements de son corps qu’il réussit progressivement à décrypter et dont il se sert pour se placer aux bons endroits et préparer son arme lorsqu’une proie est levée. Le couple commence à bien fonctionner et lapins, lièvres, blaireaux, loutres ou autres animaux à plumes constituent presque toujours le tableau de chasse des deux prédateurs.
33 – Transgression
Eve, intriguée par le fonctionnement du duo, les rejoint de plus en plus souvent. A trois, ils sont encore plus efficaces car ils réussissent très souvent à bloquer les tentatives de fuite des animaux chassés. Au fil des jours et de l’apprentissage de cette nouvelle façon de chasser, une complicité construite sur l’admiration réciproque à décrypter le comportement du loup, à comprendre le lieu d’où va jaillir la proie, à anticiper ses réflexes et à viser vite et juste est née. Jusqu’alors, une amitié débouchait le plus souvent sur des actes sexuels lorsqu’une attirance physique l’accompagnait. Malgré la récente interdiction, un bain en rivière pour effacer la poussière et la fatigue de la chasse s’est transformé, comme par réflexe, en jeux amoureux. Après coup, les deux amants ont pris conscience de la transgression de la règle nouvellement édictée et décidé de ne pas renouveler l’expérience mais, malgré tout, de taire cette transgression aux autres membres du clan.
Ils sont presque immédiatement confrontés à deux difficultés. Jusqu’alors, les relations se vivaient naturellement et sans tabou. Le mensonge était donc inconnu. Bien qu’ils n’aient pas à l’utiliser explicitement, cette dissimulation introduit une gêne dans leurs relations aux autres membres. Ils ont l’impression que cette pensée, qui revient inlassablement les tracasser est transparente aux autres. La seconde difficulté réside dans l’attirance intense qu’a suscitée leur rapport aquatique. Renoncer à le renouveler devient une véritable torture et ce renoncement occupe leurs pensées tout au long du jour et souvent de la nuit. Même lorsqu’ils s’adonnent aux plaisirs sexuels avec leurs compagnons réciproques, le corps de l’amant interdit remplace en pensée le corps étreint. Ils renoncent à leurs parties de chasse pour éviter la tentation de se prendre fougueusement, mais ce renoncement ne fait qu’attiser le désir. Une rencontre fortuite, au retour, pour elle d’une cueillette de plante médicinale et pour lui d’une chasse solitaire avec le loup est l’occasion d’échanger sur l’intensité de leur attirance ; naturellement et sans qu’ils puissent l’empêcher, leurs corps se touchent, ils arrachent leurs vêtements et s’en suit un tumulte que le loup observe avec perplexité. Après l’acte, le malaise lié à la transgression de la règle les reprend. Ils s’avouent leur incapacité à renoncer à cette liaison coupable et décident de la poursuivre en dehors du regard d’autrui.
Un matin pluvieux, deux silhouettes s’avancent en titubant vers leur grotte. Ils reconnaissent deux membres âgés du clan du Mégacéros. Les hommes de faction, derrière la palissade, appellent et aussitôt, deux hommes se transportent au secours des deux vieillards. Ils doivent les soutenir pour qu’ils arrivent à franchir les derniers mètres avant de s’effondrer sur une paillasse, tellement leur état d’épuisement est prononcé.
Lorsqu’ils ont repris un peu de force, abreuvés et sustentés, ils racontent longuement ce qui vient de leur arriver.
Le clan de Tawal s’est présenté un matin devant leur grotte. Il leur a alors demandé une de leur guérisseuse et la moitié de leurs réserves alimentaire en contrepartie de la préservation de leur sécurité. Il a affirmé : « La moitié du clan du cheval, commandé par Eve, bat la campagne pour piller et violer. Ils sont devenus fou par l’idée de paternité ; ils se sont même attaqués à nous, pourtant ce sont des membres de notre clan. Ils voulaient prendre le pouvoir, posséder et dominer les femmes et les hommes, ils ont volé, par la ruse, presque toutes nos réserves à manger. Depuis, garantit-il, nous avons appris à nous battre et sommes prêt à vous défendre car nous avons maintenant, plus que jamais, des intérêts communs, mais nous avons besoin de la moitié de vos réserves et de l’une de vos guérisseuses pour assurer notre sécurité alimentaire et nous protéger des blessures et des maladies. »
34 – Prisonniers
Dans le clan du Mégacéros aussi, l’idée du lien de paternité a provoqué des dissensions. Alors qu’auparavant cette demande aurait été unanimement rejetée avec énergie, une partie s’apprête à l’accepter, tandis que l’autre refuse de croire aux assertions de Tawal concernant Eve L’influence de l’opinion majoritaire réussit à faire basculer la décision vers le refus. Soudain, l’attitude empathique de Tawal se transforme : un geste de sa part et toute sa troupe brandit ses armes et encercle la communauté. Les poignets de chaque membre du clan du Mégacéros sont entravés, attachés les uns aux autres puis l’extrémité de la corde passé autour du cou d’un des chevaux. Ils doivent tous marcher jusqu’au clan du cheval. Sans manger et presque sans boire, les enfants et les plus vieux s’épuisent et s’arrêtent. Ils doivent alors reprendre le rythme malgré leur fatigue extrême pour arrêter la pluie de coup qui s’abat sur eux. Les paniers de transports remplis de tous leurs biens confisqués par Tawal pèsent de plus en plus sur les épaules. En milieu de journée, le lendemain, un des anciens s’écroule. Il est détaché et abandonné sur place, sans soin, malgré les cris et les protestations. La contestation cesse lorsque, aux ordres de Tawal, le cheval accélère ce qui a pour effet de serrer la corde autour de leurs poignets au point que certains perdent des lambeaux de peaux et doivent continuer la chair à vif. Lorsqu’ils parviennent à la grotte du cheval, ils sont tous enfermés dans une caverne voisine dont l’ouverture a été équipée d’une palissade en bois afin d’interdire toute sortie. Le lendemain matin, de la nourriture est distribuée avec parcimonie. Certains sont poussés à l’extérieur tandis que d’autres restent prisonniers de la grotte. Tawal prend alors la parole :
« Je m’adresse à tous; ceux qui sont dans la grotte, et ceux qui en sont sortis. Vous aurez remarqué qu’il reste à l’intérieur un membre qui vous est cher. Il n’est pas recommandé de prendre la fuite ni de désobéir, sinon ceux qui sont enfermés et à qui vous tenez, vont mourir. Vous allez travailler à nos ordres. » Les membres du mégacéros se regardent, abasourdis. Soudain Arto, un des chasseurs proteste « Aeva, tu es de notre clan, c’est toi qui a choisi les prisonniers et qui participe à nous réduire en esclavage, reprends tes esprits et demande à Tawal de nous laisser partir. Vous avez nos vivres et nos affaires, gardez-les. Notre guérisseuse restera avec vous le temps de former des personnes de votre clan. Vous ne pouvez pas nous faire cela». Aeva reste silencieuse et son visage ne trahit aucune émotion. Pour toute réponse, ils sont séparés en trois groupes et les ordres de départ sont donnés. Tawal commande le groupe des chasseurs tandis qu’Akal prend la tête de celui des cueilleurs. Les guérisseurs suivent Aeva, les chasseurs du clan Tawal s’étant répartis pour surveiller et encadrer les trois groupes.
Le groupe de Tawal marche jusqu’au piège à chevaux. Là deux groupes se forment pour rechercher une horde à rabattre vers le piège. La corne de Tawal signale qu’ils ont repéré des proies et le deuxième groupe le rejoint. Ils encadrent le troupeau et le guident jusqu’à l’enclos. Là, c’est une tuerie car Tawal ne compte pas : ils les tuent tous, à l’exception des plus jeunes poulains qui représentent tous les doigts d’une main. Le découpage des cadavres et le transport prend plusieurs jours tandis que les poulains sont enfermés dans un nouvel enclos. Pour prévoir la nourriture pour tous ces chevaux, le clan entier recherche de l’herbe sèche qui est entreposée dans les grottes environnantes et des graines pour lesquelles des greniers sont construits à partir de jeunes troncs enduits de terre argileuse et positionnés à l’abri, au pied d’une falaise en dévers.
Même avec l’ajout du territoire du mégacéros, la réserve de nourriture pour les chevaux et les humains, notamment en graminées risque d’être trop juste. Des incursions dans les territoires voisins sont donc organisées sous l’escorte des chasseurs du clan Tawal, prêts à tirer. Ils rencontrent des cueilleurs du clan du chamois et les agressent, leur ordonnant de déguerpir de ce qui fait maintenant partie de leur territoire. Les membres du clan du chamois s’exécutent aussitôt, effrayés par les avertissements vociférés sous la menace des armes.
Les journées de travail, surtout pour le clan prisonnier, se sont considérablement allongées. Les constructions de greniers, l’aménagement des nouvelles grottes, l’embellissement de la grotte occupé par Tawal et par sa garde rapprochée, les palissades à monter tout autour du village, les fossés à creuser pour rendre ces palissades plus difficilement franchissables, les réserves alimentaires à constituer pour tout le groupe et les animaux , la cuisine, les armes à fabriquer pour les cérémonies organisées par Tawal constituent du travail en plus. Les habits de fête décorés de perles, tannés et colorés, prennent de plus en plus de temps et d’énergie à fabriquer, surtout qu’ils sont de moins en moins nombreux à travailler et que ces travailleurs se partagent principalement entre les membres du clan du mégacéros. Tawal s’est choisi deux femmes du clan du mégacéros en plus d’Aeva, Akal en a choisi deux et les deux autres membres de la garde rapprochée de Tawal en ont fait de même. Ces personnes travaillent de moins en moins et se font de plus en plus servir. Elles commandent et encadrent les activités, décident des punitions à infliger quand le travail n’avance pas assez vite. Tawal devient de plus en plus inaccessible, seul un nombre de personnes choisies ont encore le droit de lui adresser directement la parole, les autres devant passer par l’intermédiaire de sa garde rapprochée.
Les cérémonies consistent à célébrer les exploits du chef de clan, lorsque la chasse a été bonne, lorsqu’un territoire nouveau a été marqué d’une borne gravée à l’effigie d’un cheval. A chaque pierre haute gravée pour marquer les limites d’un territoire nouveau, une autre est également marquée et exposée en rangée prêt du camp pour se rappeler de la carte du territoire et pour célébrer la grandeur du maître de tous.
Les relations se sont détériorées. La franchise étant devenue dangereuse, la dissimulation et les apartés permettent de critiquer sans trop de risques les dominants du clan mais même ces relations souterraines entre dominés commencent à pâtir de la situation. Des travaux moins pénibles ou des suppléments alimentaires étant, en effet, distribués aux personnes les plus empressées, les intrigues pour obtenir ces faveurs voire, des dénonciations, commencent à étouffer la solidarité. La sécurité, la sérénité et l’insouciance du passé envolées, certains sont frappés de maladies jusqu’alors inconnues, autant du corps que de l’âme.
35 – Inutiles
Un soir, tout le monde est rassemblé. Après le spectacle, la musique, les chants et les danses exécutés par des personnes choisies, Tawal annonce, au milieu d’un long discours d’autosatisfaction, que les vieux et les handicapés seront expulsés du clan le lendemain car, à présent, il ne tolère plus les personnes n’apportant pas assez aux autres. Un silence de mort suit sa déclaration, des pleurs et des cris s’élèvent dans la nuit mais aucune protestation ne tente d’empêcher l’acte odieux.
Les deux anciens se taisent, chacun reste un long moment interdit. L’émotion est intense mais elle n’est pas ressentie de la même manière, pour certains la colère domine, pour d’autres une immense tristesse mais pour tous la peur de partager un jour le sort des membres du clan Tawal, leurs cousins.
36 – Réagir
« Nous ne pouvons pas laisser faire, sinon nous serons les prochaines victimes de Tawal. Si personne ne l’arrête, il va tous nous prendre pour ses proies, il tuera tous ceux qui s’opposeront à lui et s’appropriera toutes les femmes qui lui plairont. Il faut le tuer avant qu’il ne nous tue » assène Alan. Beaucoup sont surpris que de tels propos proviennent de cet homme, respectueux et mesuré, avant son agression. Le choc provoqué par la violence du récit vient de réveiller brutalement sa rage, jusqu’ici contenue. L’intensité de l’émoi provoquée par la description de la brutalité des hommes du clan Tawal déclenche un vif débat. Certains soutiennent Alan au nom de la liberté et de la sécurité de tous, tandis que les autres refusent d’utiliser un acte qui représente, pour eux, le mal absolu. « Tuer un humain est impossible. Notre vie sera définitivement entachée par ce meurtre, la sérénité et la joie de vivre nous quittera à jamais, un meurtre en appellera un autre » rétorque Adam. Longtemps, la façon de réagir à ce danger est débattue. Un premier consensus sur l’impossibilité de rester inactif se dégage, mais on décide sagement de réfléchir à froid à la situation, avant de choisir l’action la plus pertinente. Prudemment, les tours de garde sont doublés et on décide de renforcer immédiatement les défenses autour des grottes.
Dès le lendemain les haches en silex entaillent les troncs tandis que les pioches creusent un sillon. Les poteaux découpés dans ces troncs viennent occuper le fond du sillon et la terre, tassée des deux côtés des poteaux les maintiennent fermement à la verticale. Un profond fossé vient augmenter la difficulté de franchissement de la palissade. Des plateformes sont régulièrement installées pour permettre aux défenseurs de tirer sur les ennemis tout en étant protégés de leurs projectiles. Les défenses du camp sérieusement renforcées, le plus grand péril pour le clan est maintenant la plus grande rapidité de déplacement des hommes de Tawal grâce à leurs chevaux. La décision est prise de capturer deux poulains et de les dresser le plus rapidement possible, afin de devenir aussi rapide que les ennemis pour les repérer, pour fuir ou se préparer à combattre. Chaque sortie de grotte est sévèrement encadrée par des chasseurs en armes. Sur tout le territoire du clan du loup, des lieux de replis sont établis et fortifiés pour se protéger efficacement en cas d’attaque.
Les jours qui suivent, un endroit pour installer un piège à chevaux est repéré et un enclos discret est construit sur le modèle de celui du clan du cheval. Il faut cependant s’éloigner beaucoup pour repérer un troupeau et plusieurs jours sont nécessaires pour guider les chevaux dans le piège. Malgré l’expérience des membres du clan du cheval, le terrain se prête beaucoup moins à ce type de chasse et les animaux s’échappent plusieurs fois avant d’être enfin piégés dans l’enclos. Deux poulains sont ligotés tandis que les adultes, au nombre de tous les doigts d’une main sont abattus, découpés, transportés et préparés en vue de leur conservation. Eve et Alan commencent immédiatement le dressage des poulains.
Un matin, un groupe de cueilleurs se dirige vers un des coins à graminées. Ils se rendent immédiatement compte que l’endroit a été pillé tout récemment. Ils récupèrent les grains restant et se dirigent promptement vers un autre endroit riche en plantes de cette espèce. Stupeur, là aussi, les grains viennent d’être récoltés et là encore ils remarquent le signe de Tawal, une pierre dressée sur laquelle est fièrement gravée une tête de cheval.
Le lendemain, le clan entier constitue des groupes de cueilleurs encadrés par des chasseurs qui se rendent sur les lieux habituels de récolte. La plupart des coins à graminées étant inconnus du clan ennemi, ils arrivent, malgré les pillages, à engranger une grande partie des récoltes prévues.
37 – Agriculture
Le jour suivant Vana et Amane, les guérisseuses sont déjà en grande discussion lors qu’Eve se réveille. Elle entend des bribes de conversations et se joint à elles. Le sujet concerne les graminées et, particulièrement, les endroits où elles poussent. Amane explique : « Les jours après ta découverte concernant le lien de paternité et la manière dont les animaux se reproduisaient, je me suis demandé comment faisaient les plantes. Jusqu’alors nous faisions appel au Shaman qui intercédait auprès des ancêtres, de l’esprit des animaux et des plantes pour que nous les trouvions. C’est notre connaissance, qui nous a été transmise par les plus anciens qui nous permet de les trouver, de les connaître, de savoir comment les préparer pour qu’elles soient utiles pour la guérison des maladies, des blessures et pour nous nourrir. Je n’ai jamais entendu parler de la manière dont elles poussent. Depuis que nous avons dû fuir notre grotte et que je n’ai plus mes coins à cueillette mais ceux du clan du loup, j’ai observé, pour essayer de m’en souvenir, dans quels endroits poussaient telle ou telle type de plantes. Certaines poussent en sous-bois, d’autres en plein soleil, certaines sont proches d’une rivière, d’autres encore dans les cailloux où rien d’autre ne pousse.
– C’est vrai, mais moi je n’y ai jamais prêté attention car je connaissais tous les endroits proches de notre ancienne grotte parce que tu me les avais montré lorsque j’étais petite et que j’avais appris tous les coins par cœur, la coupe Eve.
– Moi aussi mais nous devons réapprendre à chercher, je suis déjà âgée et je dois trouver des trucs pour m’aider à me rappeler. Je sais que si on trouve telle plante, telle autre y sera aussi, que celle-ci pousse à la sortie de la saison froide alors que telle autre attendra le milieu de la saison chaude pour pousser à sa place, reprend Amane.
– Tu disais que tu t’étais demandé comment faisaient les plantes pour naître ?
– Oui, quand tu as parlé du liquide qui servait aux hommes et aux animaux pour fabriquer des petits, je me suis dit, que peut-être, chez les plantes aussi, il y a quelque chose qui se passe. Pourtant, j’avais beau y réfléchir, je n’avais jamais rien vu qui ressemblait à ce qui se passe entre animaux ou entre les hommes et les femmes. La seule chose qui bouge chez les plantes, ce sont les abeilles ou les papillons qui se promènent de fleurs en fleurs. J’ai pensé que cela servait déjà peut-être à faire le miel que nous leur prenons à la fin de la saison chaude mais je ne vois pas à quoi cela peut servir pour que les plantes repoussent. Après la saison froide, j’ai regardé de près les jeunes pousses et j’en ai arraché tout doucement quelques-unes du sol. Là, j’ai vu que ces nouvelles pousses partaient d’une graine, une graine comme on en récolte toutes les années. Maintenant, je me rappelle l’avoir souvent constaté avant, mais je n’y avais jamais réfléchi, je pensais comme tout le monde que c’était l’esprit des ancêtres et des plantes qui agissaient.
– Cela serait les graines qui feraient les plaisirs avec la terre ? Intervient Vana.
– Je ne sais pas si cela se passe comme ça parce qu’une plante, cela ne bouge pas mais ça doit être la rencontre de la graine et de la terre qui fait pousser la nouvelle plante. J’ai regardé les épis et je me suis aperçu qu’il y avait plus de graines sur un épi qu’il n’y a de doigts sur mes deux mains. Quand on fait la récolte des graines, il y a sûrement une graine qui tombe et qui grandit de cette façon. C’est sans doute grâce à cela que nous trouvons des épis à récolter chaque année aux mêmes endroits, il y en a toujours qui tombent et qui restent dans la terre pendant la saison froide et qui commencent à pousser au début de la saison chaude, répond Amane.
– Et tu crois qu’en mettant des graines dans la terre, elles pourraient pousser, interroge Eve ?
Oui, mais je vous en parle d’abord pour savoir ce que vous en pensez et je demanderais aux autres, à la veillée, si je continue ou pas, continue Amane.
– Maintenant, j’ai peur des idées nouvelles, déclare Eve !
– Je pense que si ton idée a eu autant de conséquences et qu’elle en aura sans doute encore, c’est qu’elle touche directement ce que nous pensions de nous. Nous imaginions que les bébés venaient de l’esprit des ancêtres alors qu’ils viennent des hommes. Maintenant que l’on sait à quoi servent les plaisirs, on ne les fait plus comme si on se désaltérait lorsqu’on a soif ; nous savons qu’un enfant peut naître et qu’il ressemblera peut-être à l’homme qui nous étreint alors, forcément, on fait plus attention et cela fait des malheureux. Cela doit marcher dans les deux sens et on a, nous aussi, peur d’être rejetées parce qu’on ne sait pas si l’autre voudra de nous, on essaye de cacher nos défauts, on essaye de comprendre ce que les autres aiment, ce qui les attire. C’est vrai que ça nous change mais je ne vois pas ce qui va se transformer lorsque tout le monde saura que les graines poussent quand on les enterre. Cela ne nous concerne pas directement, argumente Amane.
– Tout ce que tu dis sur nos nouvelles relations entre humains, tu l’as vu parce que tu sais très bien observer mais tu n’aurais pas pu le déduire avant, au moment où j’avais présenté mon idée, rétorque Eve.
– C’est vrai, mais là c’est différent, je ne vois pas le mal que cela pourrait faire, au contraire, nous pourrions semer des graines en terre devant la grotte, ainsi, nous les surveillerions et Tawal ne pourrait pas les piller comme il le fait quand les coins à récolte sont éloignés. L’idée, je l’ai eu à partir de la tienne sur la relation de paternité, tu vois qu’il n’en sort pas que du mal, se félicite Amane !
– C’est vrai que cela paraît très intéressant d’avoir les récoltes à portée de main mais il y a peut-être une raison pour que les graines poussent à certains endroits et pas à d’autres. Ce qui me fait peur, c’est ce que cela pourrait provoquer entre nous et que nous ne voyons pas pour l’instant. Quand j’ai eu mon idée, je ne pensais pas qu’elle déclencherait tant de choses et lorsque je vois la cascade d’événements, je la regrette amèrement.
Après un long échange sur les trois hypothèses possibles, garder la nouvelle idée pour elles, faire des essais discrètement ou exposer l’idée au clan, c’est la troisième qui l’emporte malgré les mises en garde d’Eve car il demeure normal de tout partager avec la communauté.
Lors de la soirée d’échange, le thème de la sécurité du clan doit être abordé et les trois filles en profitent pour avancer leur idée d’essai de plantation de graines. Elle s’imbrique dans le sujet lorsqu’il faut se demander que faire pour se protéger des pillages du clan voisin. Le fait d’essayer de planter les graines en terre et de voir ce que cela donne a quelque chose de magique à la limite de l’incroyable, que nous humains, nous puissions dire à la nature ce qu’elle va devoir faire. Jusqu’alors, chacun dépendait d’elle et même si de mémoire d’homme, personne n’avait eu faim, des histoires transmises de générations en générations racontaient la mort de presque tous les clans, lorsque le froid avait duré plusieurs saisons. Le fait de pouvoir peut-être décider un jour, de combien on voulait de graines et de pouvoir les mettre en réserve en cas de nécessité, remporte presque tous les suffrages. Ce projet vient, de plus, calmer une inquiétude qui commence doucement à grandir chez les humains depuis plusieurs saisons ; ils voient des arbres commencer à pousser là où, avant, seules les herbes grandissaient. Personne n’arrive à comprendre pourquoi, même les shamans, pourtant rentrés plusieurs fois en contact avec les esprits des ancêtres et de la nature. Ils n’ont rien recueilli lors de leurs voyages dans le monde des esprits. Les clans se chauffent plus facilement en brûlant le bois plutôt que les os des animaux tués mais, le paysage, et donc la chasse et la cueillette en sont progressivement modifiées.
Pour planter, il suffirait d’abattre les arbres qui servaient pour les cabanes, les cloisons, les outils, le chauffage et maintenant les palissades et de les remplacer par des graines. Des objections, bien que très minoritaires viennent tout de même émailler le débat car cela ne contribuera-t-il pas à ce que certains essayent de dominer les autres comme cela se passait avec Tawal, les ancêtres et les dieux continueront-ils à les protéger s’ils sentent que les hommes essayent de les remplacer. A la fin du débat chacun, convaincu des avantages et de la nouvelle sécurité que cette nouveauté va créer, vote comme une seule femme pour sa mise en œuvre la plus rapide possible. Eve lève aussi la main mais une sourde crainte continue à l’habiter malgré tous les arguments servis, son instinct, aiguisé par les déconvenues de sa découverte l’avertit que cette découverte représente un danger qu’elle reste pourtant incapable d’appréhender clairement.
38 – La traque
On revient ensuite sur le sujet du début de l’échange, c’est-à-dire la sécurité. Jusqu’à présent, tout ce qui a été envisagé et mis en place consiste à se défendre en se mettant à l’abri mais l’idée de mettre Tawal hors d’état de nuire revient dans la discussion.
– C’est lui qui mène les autres, c’est lui qui est mauvais, si nous l’éliminons, les autres reviendront vers nous et nous remercieront, affirme Alan.
-Je ne crois pas que cela soit aussi simple, il n’est pas du tout sûr que son clan ne le défende pas, certains trouvent leur compte dans le fonctionnement actuel, objecte Rahal.
-C’est pour cela qu’il faut l’éliminer par surprise.
-Je suis d’accord sur l’effet de surprise mais toujours pas sur l’élimination. Nous devons le capturer et devons décider combien de temps nous allons le garder prisonnier.
-C’est dangereux, je pense qu’il ne changera pas et que dès qu’il sera relâché, il reprendra la tête du clan par la force ou la ruse et remettra en place le même système, c’est en lui. Si nous décidons de le garder prisonnier, il faut le garder jusqu’à ce qu’il ne puisse plus nuire, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’il soit très vieux et presque impotent, et même là, il faudra s’en méfier. Vous savez que pour moi, la meilleure solution serait de l’éliminer définitivement. Je sais que vous n’êtes pas d’accord mais cela vaudrait mieux pour tout le monde, même pour lui, plutôt qu’il reste enfermé toute sa vie, en plus, si tu dis vrai, les autres risquent de tenter de venir le délivrer alors que s’il n’existe plus, ils seront obligés de s’organiser autrement.
-Nous en avons déjà discuté et nous avions voté. La question est de savoir comment nous allons le capturer sans risques pour nous.
-Je pense que nous pourrions nous cacher pour observer ses habitudes pendant un moment et le capturer par surprise s’il chevauche seul, intervient Adam. Vous connaissez bien le territoire du clan du cheval car c’était le vôtre, vous devez connaître les endroits desquels on peut voir sans être vu, il faut en plus, que cet endroit soit le plus proche possible de la frontière de notre clan. Je veux bien aller en éclaireur avec Eve pour repérer les pistes empruntées par le cheval de Tawal avec notre loup. »
Il en est décidé ainsi et, après avoir discuté des meilleurs endroits potentiels pour piéger Tawal, Eve, Adam et le loup empruntent la route en direction du clan du cheval, en pleine nuit. Ils arrivent à l’un des lieux envisagés pour la traque. Après en avoir fait le tour avec le loup et noté des traces de fréquents passages de chevaux, ils repèrent un abri en surplomb des sentiers qui se croisent. Ils l’aménagent sommairement et commencent leur veille. Cela fait plusieurs jours qu’ils n’ont pu trouver un endroit discret pour se rencontrer, aussi, avant l’aube s’étreignent-ils plusieurs fois, sous le regard intrigué de leur loup. Soudain, ce dernier se met à grogner, ses oreilles pointées dans la direction d’un des chemins alors que le couple s’ébat. L’étreinte des deux guetteurs s’interrompt sur le champ et ils concentrent immédiatement leur attention vers le lieu désigné par les oreilles du loup. Ils ne tardent pas à voir apparaître Tawal chevauchant Sable-tacheté, une femme inconnue accrochée à sa taille. Les cavaliers arrêtent le cheval au pied d’un arbre, près d’un ruisseau et en descendent d’un bond. La femme aux longs cheveux bruns dépasse son compagnon d’une demi-tête. Après de courts préliminaires, elle ôte sa fourrure et ils basculent sur un tapis de mousse.
A voix basse, Adam demande à sa compagne s’ils doivent intervenir et capturer Tawal immédiatement ; Eve lui fait signe d’attendre et lui murmure qu’il est prudent d’attaquer à plusieurs car Tawal est très fort et ne se laissera pas prendre facilement. Ils attendent que le couple, ayant mis fin à son échange, s’éloigne au petit trot et décident de rejoindre le promontoire suivant pour tenter de suivre son cheminement. Ils rentrent le soir à la caverne et rapportent leurs observations. D’autres membres les remplacent au poste de garde, le lendemain puis les jours suivants. Les observateurs ayant constaté qu’il s’agit maintenant d’une habitude, ils préparent le piège.
Autour du lieu repéré, ils aménagent des caches derrière des bosquets. Le jour suivant, ils sont au nombre des doigts des deux mains à attendre lorsque leur loup se met à grogner. Peu de temps après, ils voient Tawal apparaître, juché, avec sa compagne sur Sable-tacheté. Ils choisissent le moment de sa descente de cheval pour lui sauter dessus. Déstabilisé, n’étant toujours pas très leste sur ses courtes jambes, il s’écroule vers l’arrière, entraînant sa compagne dans sa chute. En un clin d’œil, il est ceinturé mais réussit plusieurs fois à libérer un de ses bras et à asséner des coups violents. Enfin ligoté, il est hissé et allongé au travers de sa monture, sa tête et ses pieds se balançant contre les flancs de l’étalon. Comme il hurle, ils le bâillonnent et entament un repli rapide vers leur caverne par crainte d’une rencontre avec des membres de son clan. La femme suit à pied, les poignets entravés et attachés au cheval.
Ils enferment le prisonnier et sa compagne dans une petite caverne qu’ils avaient aménagée à cet effet. Son procès est programmé le soir même, les personnes en charge de choisir la durée de son incarcération ayant déjà été élues. Une garde permanente, sur un promontoire permettant d’observer la gorge conduisant à la caverne a également été organisée pour prévenir toute attaque surprise des membres du clan Tawal. Adam et Eve se sont portés volontaires pour participer à cette garde et leur tour tombent le lendemain à l’aube, aussi se couchent-ils avant le début du procès.
39 – Le Procès
Le procès s’ouvre par une présentation des personnes qui ont été désignées pour se prononcer sur la peine. Vient ensuite la description des motifs qui emmèneront la délégation à se prononcer sur une condamnation. Tawal est invité à s’exprimer.
« Je conteste la légitimité des personnes de votre clan à me juger. Je n’ai enfreint aucune règle de mon clan, au contraire, je les ai libérés du carcan de règles dépassées, maintenant que chacun sait que ce sont les hommes qui donnent la vie. C’est la peur de la vérité que vous portez en vous qui vous amène à faire quelque chose d’inhumain, à me capturer avec violence, me garder enfermé, quelque chose qui n’a jamais été infligé à personne. La faute n’est pas la mienne mais celle d’Eve, c’est elle qui, à jamais, a changé notre façon de nous voir et de percevoir notre monde. C’est elle qui devrait être sur ce banc, pas moi. Je n’ai fait que m’adapter à la nouvelle situation ; avec mon physique, si je ne faisais rien, je n’avais plus aucune chance de trouver une compagne qui voudrait de moi. Il fallait que je compense mon handicap, sinon aucune femme ne me choisirait pour avoir un enfant, elle verrait qu’il risque d’avoir des jambes courtes et arquées et qu’il ne deviendrait jamais un chasseur. Avant, tout cela n’était pas grave mais, depuis l’idée de paternité, j’ai vu dans les yeux des femmes la peur de porter un enfant pouvant être handicapé lorsque je leur ai proposé un échange sexuel. A partir de ce jour, j’ai décidé que je ferais tout pour qu’elles me voient autrement. Je me suis servi de ma force et des découvertes des autres pour que mon handicap soit oublié et que les femmes mais aussi les autres hommes me respectent. J’ai été surpris d’être suivi comme je l’ai été par tant de monde, j’ai été surpris de devenir une personne admirée et crainte. Vous me jugez aujourd’hui mais c’est vous tous qui devriez être à ma place, vous aviez rejeté l’idée d’Eve, vous aviez tous voté contre et aujourd’hui son idée est dans toutes vos têtes. Mon seul tort est d’avoir vu la force de cette nouvelle idée, rien ni personne ne pourra plus l’arrêter. Aujourd’hui c’est moi mais demain, un autre que moi fera exactement ce que j’ai fait, c’est notre nouveau monde ! Qu’allez-vous faire, juger tous ceux qui s’adapteront ? C’est trop tard, la seule fautive ici est absente et c’est Eve, pas moi. Ce que vous faites n’est pas juste et les miens ne vous laisseront pas faire. »
Personne n’entra en discussion avec Tawal et la question des regrets ne lui fût même pas posée, non plus que celle de son amendement. Au cours de la délibération, le débat ne porta donc pas sur la culpabilité, bien que certains arguments de Tawal aient bousculé les représentations d’une partie des membres de la commission, notamment par rapport à Eve, mais sur le quota de peine qu’ils allaient appliquer. Les plus inquiets prônaient une incarcération couvrant la durée de vie du prisonnier tandis que les personnes sensibilisées par ses arguments parlaient de deux saisons froides et deux saisons chaudes entières. Enflammé par l’anxiété des uns et la frustration des autres, un débat très vif s’ensuivit et il fallut faire intervenir le shaman pour calmer les esprits et remettre la sérénité nécessaire à peser une décision aussi lourde de conséquence. La nuit était bien avancée lorsque la peine définitive fut prononcée. Tawal est condamné à purger une peine d’emprisonnement de tous les doigts d’une main de succession de saisons froides et chaudes ainsi qu’à la suite, le même temps de surveillance de ses gestes et propos par l’ensemble des membres du clan, assorti d’une interdiction de participer aux votes et aux décisions des clans durant toute sa vie. Il est également décidé que la femme qui l’accompagne sera rendue à son clan d’origine.
Tawal hurle sa rage et promet qu’une terrible vengeance s’abattra sur ce clan maudit. Il concentre particulièrement ses menaces sur les personnes qui viennent de le juger. Ce soir-là, beaucoup n’arrivent pas à trouver le sommeil, perturbé par le poids de la peine infligée et les conséquences possibles si le clan de Tawal vient à mettre ses menaces à exécution. Si la majorité pensent que Tawal mis hors d’état de nuire, son clan reviendra à des relations respectueuses, beaucoup craignent que, les habitudes étant prises, les intérêts à défendre motiveront le clan ennemi à récupérer son chef pour perpétuer l’organisation qu’il avait mis en place.
Eve et Adam sont réveillés pour aller prendre leur garde au sommet du promontoire. Ils prennent connaissance des événements de la soirée dans un demi-sommeil et se mettent en marche après avoir appelé vainement le loup, sûrement parti chasser par cette nuit sans lune. Le couple de gardiens qu’ils remplacent leur annonce qu’aucun événement marquant n’est venu perturber leur garde et s’empressent de revenir au clan afin de profiter du reste de la nuit pour récupérer de leur longue veille. Après quelques instants de garde sans parler ni bouger, pour se protéger du sommeil et de l’humidité de la fin de nuit et parce que cette proximité ranime leur désir, Eve et Adam commencent à s’embrasser puis s’étreignent avec passion, oubliant le monde alentour.
A la caverne, presque tout le clan sommeille lourdement, rattrapé par la fatigue d’un début de nuit sans repos. Seul Kaen vient d’émerger, réveillé par un violent cauchemar. Il sort de l’abri à pas de loup mais écrase malencontreusement la main de Ladan qui se réveille en sursaut. Ils se retrouvent dehors. Kaen lui raconte le cauchemar qui vient de le réveiller et tente de lui décrire l’intensité de son malaise. Il a vu son frère l’attaquer et le transpercer de sa lance. Ladan s’étonne du fait qu’il parle de son frère. Kaen lui explique avoir eu une conversation avec sa mère. Depuis la révélation d’Eve sur le lien de paternité, elle a échangé avec la femme du clan qui avait accouché le même jour qu’elle et, en remontant approximativement à la date de la conception, elles se sont aperçues qu’elles avaient à ce moment-là le même compagnon, qu’elles partageaient. En explorant les particularités physiques des deux garçons, elles y ont retrouvé des traits communs à leur père supposé. Elles ont acquis la conviction qu’il s’agit de deux garçons du même père mais la mère d’Akal, du fait des tensions actuelles entre les deux clans, s’était retrouvée dans l’impossibilité de le révéler à son fils.
Tandis que les premières lueurs de l’aube commencent à poindre, leur attention est attirée par le loup dévalant le sentier pentu menant à la grotte en aboyant. Soudain une lance le foudroie et il s’écroule sans un cri. Un court instant tétanisés, ils crient pour alerter le clan endormi et se précipitent dans la caverne pour se saisir de leurs armes. Lorsqu’ils ressortent, deux hommes délivrent déjà Tawal. Ladan se précipite vers eux la lance en extension et leur intime l’ordre de se rendre. Tawal arrache la lance des mains de l’homme tenu en joue qui venait de le délivrer et, sans un instant d’hésitation, la propulse contre son ennemi. D’un geste réflexe, le bras de Ladan s’est détendu et sa lance s’enfonce dans la vaste poitrine de Tawal tandis qu’il reçoit la sienne en plein abdomen. La stupéfaction, l’horreur et la douleur se succèdent sur les visages. Tawal, arrache la lance de sa poitrine. Son sang s’écoule à gros bouillon, sa bouche cherchant l’air sans parvenir à le trouver. Soudain, son corps massif s’écroule dans un bruit sourd, sans aucun cri ni parole. Les jambes de Ladan s’étant dérobées, il est à présent à genoux, les yeux exorbités, les deux mains crispées autour de l’arme qui vient de le transpercer. L’autre homme s’est retrouvé dos à la falaise, face à Kaen. Il s’agit d’Akal, la lance armée, prête au tir. Un mouvement du poignet lui donne le signal du danger et Kaen propulse sa lance. Elle atteint son frère à la base du cou ; dans son regard fixe, le pointant, il lit l’incrédulité. Il entend : « J’abaissais ma lance ». Adossé à la paroi, Akal s’affaisse et se retrouve assis.
Kaen se précipite à genoux et appuie sa main sur le cou de son frère pour arrêter le sang en criant : « je croyais que tu la lançais, je t’avais vu dans mon rêve, je ne veux pas que tu meurs, tu es mon frère, je ne veux pas ». Il ne cesse de répéter : « je ne veux pas, au secours, sauvez mon frère ! »
Derrière, les deux clans se font toujours face, mais ces événements violents les ont tous paralysés. Les lances s’abaissent et les premières à réagir sont Amane et Vana, les guérisseuses, qui se précipitent auprès des blessés. Elles demandent de relancer le feu de chauffer de l’eau et d’aller immédiatement chercher Eve.
Kaen, sortant de son état de stupeur, se précipite vers le promontoire duquel Eve était censé donner l’alerte : « Si elle est vivante, elle sauvera mon frère » Alan lui emboîte le pas. Lorsqu’ils arrivent à son sommet, ils surprennent le couple enlacé.
« Vous deviez surveiller et nous prévenir en cas d’attaque, au lieu de cela, vous partagiez les plaisirs. A cause de vous, mon frère va peut-être mourir et Ladan est sans doute déjà mort ! »
Adam et Eve se précipitent vers la caverne tandis que Kaen les accablent : « Eve, tu n’avais pas le droit d’être avec un autre que moi, à cause de toi nous avons été attaqué, il y eu des morts, à cause de toi, j’ai blessé mon frère. J’ai si mal, je me suis tué moi-même, s’il meurt, je suis mort avec mon frère. C’est insupportable de savoir qu’il ne reviendra jamais, avant ton idée, j’aurais eu moins mal, car il serait revenu dans un autre corps. Tout me fait souffrir. Tu me fais souffrir.» Les récriminations tournent en boucle le long du chemin qu’ils parcourent pourtant au pas de course. Alan les a rejoint et leur décrit les événements, quand on en vient à la mort du loup, Adam stoppe sa course, le souffle coupé. Lorsqu’il se remet à courir, les larmes inondent son visage et les sanglots l’agitent. Parvenus à la caverne, Eve et Kaen se précipitent auprès d’Akal tandis qu’Adam tombe à genoux devant la dépouille de son loup.
Alan connut pour garder son sang-froid, même lorsqu’il traverse des situations particulièrement dangereuses, commence à organiser les secours et demande qu’on sorte les couchettes pour allonger les blessés. Les instruments des guérisseuses sont déjà prêts, les préparations pour les blessures, en fabrication.
Amane fait un bref état des blessés, Tawal est déjà mort, vidé de son sang, Ladan, en état de choc, se maintient mais elle craint qu’un organe ne soit transpercé. Elle attend la préparation antiseptique pour enlever la lance de son ventre. Akal a reçu la lance à la base du cou, heureusement légèrement à droite. La clavicule a éclaté sous le choc et elle craint une hémorragie interne qui risque de s’amplifier lorsqu’ils enlèveront la lance fiché à l’intersection du cou et de l’épaule. Eve se précipite dans la grotte pour rechercher ses préparations, lorsque tout est prêt, Amane retire avec une précaution extrême la lance des chairs d’Akal. Étourdi par une préparation qu’il vient de boire, il a sombré dans l’inconscience. Pendant qu’Eve tient les deux côtés de la plaie écartées, Amane explore la blessure : L’os sera à réparer mais ce qu’elle craignait est survenu, le tranchant du silex a en partie sectionné l’artère qui, compressée jusqu’ alors par l’arme, n’avait que peu saignée. Elle voit à présent le sang qui s’échappe de la plaie par saccade. Elle prépare une pâte et la tasse légèrement dans la plaie.
« J’espère que le trou n’est pas trop grand et que la membrane de l’artère se réparera toute seule, je pense que le sang arrive à passer et continue à circuler assez dans la tête. »
Seule Vana reste surveiller Akal tandis qu’Amane et Eve s’approchent de Ladan. Amane prépare son fil et son aiguille en os recourbé et percé à son extrémité. Une pâte visqueuse est appliquée sur la plaie. Eve tire tout doucement sur l’arme tandis qu’Amane appuie de part et d’autre de la blessure afin d’éviter de toucher un autre organe. Après avoir nettoyé l’intérieur de la plaie avec un liquide stérilisé, Amane agrandit l’accès en découpant les chairs. Après avoir tapissé la peau d’une formule accélérant la cicatrisation et s’être assuré qu’aucun organe n’était endommagé, elle la referme et prépare avec Eve des potions et onguents afin d’effectuer les soins nécessaires durant la convalescence du blessé.
Lorsqu’elles s’en retournent au chevet d’Akal, Amane s’inquiète immédiatement de son teint grisâtre. Tandis qu’elle lui pince la peau, son visage de guérisseuse manifeste la plus vive inquiétude. Elle appuie sur la blessure et le sang suinte de la pâte qu’elles avaient appliquée.
« C’est ce que je craignais, la blessure est trop importante et le sang continue à s’écouler malgré la pâte cicatrisante, si j’appuie plus fort, le sang ne circulera plus dans la tête. J’espère qu’en durcissant encore, la pâte arrêtera l’écoulement, mais il sera sans doute trop tard. »
La respiration d’Akal après un moment d’emballement, cherchant ainsi à compenser l’oxygène qui commence à manquer, ralentit jusqu’à devenir presque imperceptible. Il survit jusqu’à la nuit mais s’éteint lorsque la lune parait. Son frère reste allongé accroché à lui jusqu’au matin.
Les membres du clan du cheval ramènent le corps de Tawal pour la cérémonie d’ensevelissement. Il est décidé de se revoir juste après pour revoir ensemble le fonctionnement des deux clans voisins, les événements mortels ayant chassés, pour l’instant, toute velléité d’agression ou de domination.
La cérémonie d’enterrement débute juste après le départ du clan du cheval. On porte le corps d’Akal en terre dans un trou creusé au lever du soleil. Son frère et sa mère se recueillent un long moment près du corps puis l’ensemble du clan les entoure. Ashan, le shaman a revêtu son habit de cérémonie. Il va intercéder, comme auparavant, auprès des ancêtres, des esprits des animaux et des choses, de la terre et de la lune pour qu’Akal reviennent bientôt de l’au-delà sous une forme que l’ensemble des instances sollicitées décidera.
40– La peine
Le lendemain de la cérémonie, le tribunal qui avait servi à juger du sort de Tawal se réunit à nouveau. Kaen, lors de la soirée précédente en a demandé la convocation pour juger de l’attitude d’Eve qui, de son point de vue, a provoqué la mort de son frère. Il y a eu des protestations : d’autres membres ont aussi transgressé les règles depuis l’instauration des relations sexuelles exclusives et n’ont pourtant été ni jugé, ni sanctionné. Une majorité d’hommes votent pour la tenue d’un jugement à l’issue de la délibération tandis que la majorité des femmes soutiennent Eve. D’une courte majorité, la tenue du procès est pourtant votée.
Dès le début des débats, Kaen est son principal accusateur : Eve est accusée d’avoir introduit la discorde par son idée, la jalousie entre ses prétendants, puis d’avoir été à l’origine de la guerre des clans et de n’avoir même pas été capable d’attendre le solstice pour changer de partenaire, enfin d’avoir préféré copuler plutôt que de tenir son poste de garde, négligence qui a mis le clan en danger et entraîné la mort de deux hommes dont son frère. Beaucoup de prises de paroles consistent à défendre Eve mais l’intensité de l’émotion et le souvenir des arguments de Tawal profitent à ses accusateurs. A l’issue des débats, il est décidé que le tribunal va se réunir à huit clos pour prendre une décision.
A l’énoncé de la peine, la surprise provoque un grand brouhaha, plusieurs protestations sont émises. Le tribunal vient de décider d’infliger trois fois tous les doigts des deux mains de coup de branches sur la peau de l’accusée. Eve, livide, ne parvient pas à retenir ses larmes. Au-delà de l’humiliation, elle ne comprend pas que lui soit reproché son idée de lien de paternité et la transgression des nouvelles règles alors qu’il est de notoriété publique que de nombreux autres, notamment beaucoup d’hommes, continuent à partager discrètement plusieurs compagnes, depuis leurs instaurations.
Eve est d’autant plus désemparée qu’elle n’a plus vu sa mère depuis le début de la lune. Elle s’en inquiète car elle vient d’apprendre que sa génitrice a voulu reprendre ses anciennes activités de shaman, dangereuse pour elle.
Elle est priée de se présenter avant le repas du milieu de journée, au lieu réservé habituellement aux cérémonies.
Elle arrive au moment demandé au lieu-dit, le choix de ce lieu ajoutant encore au poids de la peine qu’elle doit subir. Kaen a été désigné pour l’infliger. L’exécuteur de la sentence arrive, muni d’une vigoureuse et longue branche de noisetier. Il demande à Eve d’ôter les rectangles de cuir qui protègent ses hanches.
Eve s’est mentalement préparée à la douleur et compte pouvoir rester stoïque sous les coups de branches. Le premier coup est infligé avec toute la vitesse possible et claque avec une grande force sur sa peau tendue. Un cri de douleur s’échappe malgré elle de ses lèvres, dès les coups suivants les cris et les larmes de douleur inondent son visage et les oreilles des spectateurs. Les coups continuent à pleuvoir mais les protestations commencent. Kaen est traité de brute, les membres du tribunal d’incapables et d’irresponsables. Alan s’avance et arrache la branche des mains du bourreau, celui-ci tente de la reprendre mais repoussé avec force, il s’étale de tout son long et ne tente même plus de se relever. Alan reprend le décompte des coups et le poursuit jusqu’à la fin mais en retenant très fortement son geste.
Eve est allongée sur le ventre tandis qu’Amane étale doucement un onguent qu’elle a préparé. La guérisseuse l’aide à boire une potion qui lui fait presque immédiatement oublier sa douleur physique et psychologique. Elle reste près d’elle et lui raconte, de sa voix chantante, les histoires de guérisseuses qui plongent progressivement Eve dans un état d’agréable flottement. Quand elle s’endort, Amane laisse échapper la colère et le chagrin qu’elle contenait jusqu’alors pour soigner au mieux sa patiente. Le visage couvert de larmes, les sanglots remontant de sa vaste poitrine, elle dénonce : « Eve sera la première femme qui portera les empreintes de la folie des hommes, aucune préparation médicinale n’arrivera à effacer des blessures aussi profondes et des stries épaisses marqueront à jamais sa belle peau sombre. En plus, ça n’est pas elle qui a eu cette idée mais son petit frère qu’elle a protégé. » Eve est entourée, par les autres femmes, durant tout le reste de la journée. Les regards, vers ceux qui ont décidé de la sanction et de sa mise en œuvre lamentable, sont chargés de reproches et de colère.
Le lendemain, malgré les soins, le moindre mouvement lui arrache des cris de douleurs. Elle reste immobile, allongée sur le ventre, afin d’éviter tout contact ou mouvement douloureux de sa peau marbrée par la branche. Les discussions autour d’elle enflent et portent sur l’absurdité d’infliger de la souffrance, sur l’absence de sens et d’effets de ce genre d’actions. Si la brûlure physique demeure douloureuse plusieurs jours, le soutien qu’elle reçoit atténue l’atteinte morale.
Dès qu’elle peut se lever, elle s’entretient avec Ashan au sujet de sa mère. Il lui révèle qu’Ata a voulu retrouver ses techniques de shaman car elle s’inquiétait de voir monter une hostilité sourde à l’égard de sa fille et d’observer la dégradation des liens entre les membres des clans.
« Je suis aussi préoccupé que toi, elle m’a demandé avec beaucoup d’insistance de ne pas intervenir mais je vais la retrouver immédiatement à la grotte des liens », répond Ashan.
-J’étais inquiète à cause du temps qui passe sans que ma mère ne réapparaisse mais maintenant, je suis encore plus anxieuse. Qu’est ce qui lui arrive, qu’est-ce qu’elle risque ? interroge Eve.
-Tu sais qu’avant ta naissance, ta mère était la chamane du clan. Elle a arrêté lorsqu’elle a su qu’elle attendait un bébé. Elle avait une grande renommée car elle possédait un don qu’aucun autre shaman ne partageait. Elle pouvait, en s’adressant aux ancêtres, avoir des visions qui se sont souvent transformées, par la suite, en réalité de la vie des clans. Elle avait le don de lire l’avenir. Pour cela, elle devait rester durant de nombreux jours dans la grotte des liens, celle qui est entourée de traces de mains, dans l’obscurité et le silence complet, en ne se nourrissant plus, en ne buvant que le breuvage permettant d’entrer en transe et en méditation. Des visions survenaient qui se réalisaient souvent. Le problème était que, malgré sa jeunesse et sa vigueur, elle mettait plusieurs lunes à se remettre. Elle revenait épuisée, il fallait même parfois la porter et la nourrir durant plusieurs jours. Dès qu’elle a su qu’elle attendait un enfant, elle a arrêté car elle mettait la vie de son bébé, c’est-à-dire toi Eve, en danger. Je suis inquiet car elle n’est plus jeune et elle a beaucoup perdu de sa vigueur depuis les événements. Ton avenir et ce qui se passe depuis ton idée de lien de paternité l’obsède car elle pense qu’elle aurait dû t’arrêter et empêcher cette idée de se diffuser. Elle m’a dit qu’elle avait eu une vision, il y a longtemps mais qu’elle l’avait depuis oubliée. Elle ne s’en est souvenue qu’après coup. Je crois qu’il s’agissait d’une chose qui ne devait être connue qu’après la mort. Si les vivants la découvraient, ils risquaient l’anéantissement. Elle pensait, avant de pénétrer à l’intérieur de la grotte qu’il s’agissait de l’idée de lien de paternité. Cette idée devait rester la propriété des ancêtres décédés et des dieux animaux. Je vais maintenant aller la rejoindre au plus vite, je crois qu’il y a urgence car les événements de ces derniers jours nous ont beaucoup retardés.
– Je viens avec toi, s’écrie Eve !
-Non, je dois y aller seul car seul un shaman peut pénétrer dans la grotte hors des périodes de cérémonies.
-Je sais, mais tu l’as dit, il y a urgence, rétorque Eve.
-Il ne faut pas que tu viennes avec moi, je ne tiens pas à irriter l’Esprit des ancêtres mais prépare son retour avec Amane et préparez vos plantes en m’attendant » répond Ashan
Il s’enfonce aussitôt dans l’obscurité de la grotte muni de plusieurs torches.
La face du soleil est déjà coupée en deux par la ligne d’horizon quand ils voient Ashan sortir de l’obscurité de la grotte. Il porte Ata dans ses bras. Les membres de cette dernière pendent de part et d’autres du shaman. Eva se précipite. Le visage de sa mère est inerte, sa peau transparente.
– Elle est morte, s’étrangle Eve ?
-Non, mais elle respire très faiblement » répond Ashan. Épuisé et titubant de fatigue, il est aussitôt remplacé par Alan qui installe Ata sur sa couche. Amane lui fait boire une potion qui stimule son cœur et lui redonne les premières forces qui lui permettent de reprendre connaissance. Elle veut s’asseoir et parler. Amane et Eve lui demandent de rester allongée et de se reposer. Sur un ton ferme malgré son extrême faiblesse, elle indique qu’elle veut s’exprimer maintenant. Elle explique avoir passé une lune entière au fond de la grotte. Elle semble avoir passé plusieurs saisons de sa vie dans la caverne tellement son visage est marqué par l’épuisement. Le rythme et le timbre de sa voix, hésitants et lents confirment son immense lassitude. Elle commence son récit en revenant sur le passé et en affirmant qu’elle a arrêté sa fonction de shaman car elle craignait pour la santé de son bébé mais surtout parce que son esprit voyageant dans le temps et l’espace, il lui était arrivé plusieurs fois de prédire des événements. Elle avait jugé que ce don devenait dangereux pour l’équilibre de son clan et avait décidé, en lien avec les shamans des clans voisins qu’il était nécessaire qu’elle quitte sa charge. Trop inquiète par l’avalanche d’événements fâcheux survenus du fait de la découverte de sa fille, elle n’a pu s’empêcher d’explorer l’avenir pour tenter de la protéger et s’est retirée pour rentrer en transe.
41 – Vision
Au début de son récit, les personnes qui écoutent se demandent si son extrême fatigue ne la fait pas délirer :
« Voilà ce que j’ai vu. Nous ne saurons plus qui nous sommes ; avant nous faisions partie de la communauté, naturellement et inconditionnellement. Notre vie, on la choisissait petit à petit, sans jugement des autres, sans compétition pour les places parce que ces places se valaient toutes car toutes étaient utiles aux autres. Il n’y avait pas de comparaison, pas de rôles moins bien ou mieux que d’autres. On ne se demandait pas qui on était et qui on voulait devenir, cela se construisait tranquillement, avec le temps, les expériences et les échanges. On était entouré par les autres qui nous appréciaient, bienveillants parce que soutenus par la profondeur des liens qui nous unissaient. La solitude n’existait pas, on se savait tous dépendants les uns des autre, c’était normal et bienvenu. Pas besoin de se faire sa place, c’est la communauté autour ou les événements qui nous laissait choisir, pas d’angoisse même si on pouvait avoir quelques fois peur, on ne se posait pas de question sur les autres, sauf quand ils étaient malades ou blessés. L’agressivité existait peu, la douceur composait la base de nos relations, elle était transmise à tous les humains et la nature autour était respectée.
Demain, j’ai vu que ce que nous nommions membres de notre communauté s’appelleront amis et seront beaucoup moins nombreux ; pour les autres, les relations auront perdu leur sincérité, la méfiance et la compétition auront distendu les liens. Les personnes se mettront à se comparer les unes aux autres et la confiance en soi et en les autres se délitera. De nouveaux sentiments, dont nous venons de voir les premières conséquences, apparaîtront.
Il est des moments ou les choses adviennent, si cela n’est pas par l’un, c’est par un autre. Concernant ta découverte du lien de paternité, Eve, j’aurais préféré qu’il survienne du fait d’un homme car tous les malheurs du monde risquent d’être imputés à la femme. Tu as réveillé quelque chose qui existait en nous, mais que nous avions du enfouir, il y a longtemps lorsque nous avions besoin, pour échapper à la mort, d’être soudés comme les doigts d’une main, ouverts et solidaires, mais aussi parfois, solides et fermés, pour frapper plus fort lorsque nous étions en danger. Nous nous choisissions parce que nous nous plaisions, quelque fois un seul instant, quelque fois pendant plusieurs saisons. Nous avions sûrement des choses, en nous, qui nous attiraient mais les raisons de nos attirances n’intéressaient personne. Maintenant, tu symboliseras la mauvaise curiosité des femmes et tu lui feras porter la responsabilité de notre malheur. Elles ne seront plus libres comme avant, elles dépendront du père, puis du mari. Les enfants ne se souviendront plus de la douceur car elle ne sera plus transmise, ils seront en compétition comme les adultes, ils ne pourront plus exprimer librement leurs sentiments. La moquerie, la jalousie, l’envie, la question de notre utilité, du sens de notre vie, ne notre valeur les uns par rapport aux autres, la peur de ne pas être à la hauteur, le désir de posséder pour séduire et pour dominer deviendront des obsessions, au point même, parfois, d’en oublier la séduction pour ne plus penser qu’à la domination. On voudra mettre au monde les enfants les plus beaux, les plus forts, les plus intelligents et même si nous y parvenons, ils ne seront souvent plus heureux dans cet environnement. Le bonheur et la joie que nous connaissions deviendront l’exception et le mal être l’habitude ; sans cesse, nous rechercherons cette joie insouciante, sans cesse elle nous échappera. Nous porterons sur nous et en nous cuirasses et armes, certains seront protégés mais d’autres iront nus. Efficaces ou non, elles pèseront toujours sur la vérité de nos relations.
On s’inventera de nouveaux dieux ou de nouvelles sciences pour éviter l’embrasement, parce que les gens s’en voudront de plus en plus. Certains prendront le pouvoir et soumettront les autres. Nous nous sentions libres, égaux et solidaires, nous serons asservis par les autres et par une part de nous-même engagée dans la compétition et le souci de l’image renvoyée. La solidarité deviendra l’exception, certains se coucheront le ventre vide tandis que d’autres périront, victimes du contraire. La nature et les animaux, voire les autres humains serviront à assouvir nos nouveaux besoins de puissance. Par moments, tous les moyens seront bons : nous serons capables de détruire autour de nous et d’imaginer de bonnes raisons de le faire pour masquer notre envie de pouvoir et de possession. Nous irons loin, jusqu’aux extrêmes, jusqu’à détruire d’autres humains en inventant des armes toujours plus efficaces, nous transformerons nos frères humains en ennemis, en barbares ou en sous hommes.
Nous tenterons de comprendre ce qui nous arrive. Lassés des guerres et des inégalités qui les provoqueront, certains inventeront de nouvelles sociétés, avec de nouvelles règles de partage, de justice et d’humanité mais le besoin de puissance, toujours présent, pervertira l’invention et nous fera retomber dans les mêmes travers. Une nouvelle domination remplacera celle du passé. Pourtant, au fond de chacun d’entre nous, persistera l’envie d’aider les autres et d’être liés à eux. Il suffira parfois qu’un événement nous fasse oublier notre égoïsme pour que ressurgisse notre vraie nature et que nous nous sentions à nouveau humains et imbriqués.
Nos descendants participeront à leur propre destruction, obsédés par leur compétition, ils abîmeront même la nature qui les fait vivre. La seule chance…